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4 déc. 2007

Etrangers malades : non au délit de solidarité !

Les services de la Préfecture de la Dordogne refusaient de donner un dossier de demande de droit de séjour en France au titre d’étranger malade, à une personne réfugiée étrangère « sans papiers ».
Un médecin psychiatre, le Docteur Francis REMARK, qui la suivait depuis plusieurs mois, estimait que l’état de santé de cette patiente nécessitait le droit de rester en France pour permettre une protection et des soins. Devant l’impasse de cette situation, pour exercer une pression sur les services de la préfecture, il a, avec l’accord de sa patiente, adressé à une cinquantaine de ses confrères un compte rendu détaillé protégé par le secret médical, de façon à réaliser une pétition.
Le Conseil départemental de l’Ordre des Médecins porte plainte alors contre lui pour violation du secret médical.
Voici l’argumentation de ce médecin, telle qu’il l’a présentée à la Chambre disciplinaire qui le convoquera prochainement.


COMPTE RENDU DES FAITS ET JUSTIFICATIONS DE MON ACTION DE DEMANDE D’ASSOCIATION DE MEDECINS POUR LA DEFENSE DES DROITS AUX SOINS D’UNE PATIENTE ETRANGERE, contre la plainte portée à mon encontre par le Conseil Départemental de l’Ordre des Médecins de la Dordogne auprès de la Chambre Disciplinaire de 1ère instance de l’Ordre National des Médecins le 9 mai 2007.

Bénéficiant de soutiens pour mes actions de défenses des droits aux soins et à la reconnaissance des étrangers réfugiés, et devant informer et répondre de la légitimité de mon action de sollicitation à mes confrères du département pour faire pression sur les services de la préfecture, et ceci en informant les médecins de la situation clinique précise d’une de mes patientes de nationalité étrangère au statut non régularisé, pour qu’elle obtienne le droit à des conditions de soins nécessaires, je propose une explication selon trois registres. Je remercie chacune et chacun qui s’est engagé par le soutien à ma démarche, et je vous dois donc des explications, comme je me dois à la rigueur de l’éthique médicale qui est du registre de la pensée humaniste.

D’abord, je souhaiterais que soient examinées les références aux principes déontologiques pris en compte, ou malmenés par cette action.
Ensuite, je souhaiterais que la réflexion et l’étude concernant les enjeux déontologiques, éthiques et cliniques de cette situation soient développées et analysées dans le contexte particulier des étrangers malades, qui sont une partie de mes patients.
Enfin, je souhaiterais évoquer quelques hypothèses ou pistes de travail pour comprendre, et peut être dépasser ce qui est apparu comme conflit dans cette affaire.

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Le Conseil Départemental de l’Ordre des Médecins, dans son Assemblée Générale du 26 avril 2007, a décidé de porter plainte à mon encontre pour violation du secret médical, c'est-à-dire pour avoir « adressé [à une cinquantaine de confrères du département] un certificat nominatif descriptif et exhaustif avec la mention « secret médical absolu » ». Les faits précis qui me sont reprochés sont donc assez simples : avoir communiqué par courrier deux documents : un compte rendu clinique détaillé de la pathologie post traumatique et de la situation subie par une de mes patiente du fait du refus de la préfecture non seulement de reconnaître, mais d’examiner ses droits au séjour en France au titre d’étranger malade, et un appel pour signer une pétition afin que la préfecture de la Dordogne accepte de donner à cette patiente un dossier nécessaire.
Je reçois donc une patiente étrangère depuis octobre 2006, d’abord gratuitement, car elle obtiendra une prise en charge des soins de santé quatre mois plus tard. Elle a vécu dans son pays, d’abord des violences traumatiques pendant la guerre (en particulier, elle a dû assister à un massacre), puis, par les milices de l’après guerre, elle a subi de manière semblable à son mari un épisode de violences physiques avec menace de mort. En octobre 2005, ils se réfugient en Suède pour demander l’asile politique, mais là, les relations avec les autorités du pays et avec des compatriotes d’origine politique différente se passent mal (avec des menaces et une agression violente sur la personne du mari de ma patiente à cause des responsabilités qu’il avait dans un parti politique pacifiste). Déboutés du droit d’asile en Suède, ils se réfugient en France en février 2006, mais là, la préfecture de Périgueux refuse d’examiner le droit d’asile, ils ont ordre de quitter le territoire en mai 2006. La nature des troubles somatiques de cette patiente fait orienter les consultations d’un médecin généraliste bénévole vers moi, en tant que médecin psychiatre. La nature et les composantes d’un état post traumatique sont reconnues et alors travaillées avec un apaisement des symptômes. Mais dans ce cas, si la reconnaissance avec l’entourage relationnel a
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pu être obtenu, en particulier par la participation à distances variables selon les situations et les moments du travail psychothérapique, de son mari, des interprètes, et des militants protecteurs temporaires, une protection sociale, légale, et garantie n’a pu être obtenue par le droit prévu dans ces cas, du droit de séjour en France pour raison de santé. C’est la préfecture qui délivre les dossiers de demande d’examen à ce droit, et la préfecture, contactée par des associations de défense des droits des étrangers, ou par moi-même, indique qu’ils attendent que cette personne vienne retirer elle-même un tel dossier pour qu’ils l’arrêtent et la conduisent en Suède qui la réexpédiera dans son pays d’origine.
Constatant alors la persistance et l’aggravation des souffrances physiques et psychiques de ma patiente et de son mari, ainsi que les risques de décompensation sous une forme de désorganisation, et cela parce que le déni de l’insupportable de sa situation persévère, constatant l’impasse des multiples démarches entreprises, et constatant une situation de déni des besoins de soins pour des raisons politiques, je décide de faire appel à mes confrères.

La référence qui m’a été indiquée par le Conseil Départemental de l’Ordre des Médecins est l’article 4 du Code de déontologie.
Article 4 (article R.4127-4 du code de la santé publique) : « Le secret professionnel, institué dans l'intérêt des patients, s'impose à tout médecin dans les conditions établies par la loi. Le secret couvre tout ce qui est venu à la connaissance du médecin dans l'exercice de sa profession, c'est-à-dire non seulement ce qui lui a été confié, mais aussi ce qu'il a vu, entendu ou compris. »

En effet, selon cet article, le secret médical est général et absolu, mais s’il s’impose, cela ne saurait être contre les droits aux soins et à la dignité des patients, car cet article 4 déclare en premier lieu que « le secret médical [est], institué dans l’intérêt des patients ». Ainsi donc, une loi instituée dans l’intérêt des patients, et s’imposant heureusement, ne saurait autoriser les médecins à laisser faire les services de la préfecture qui veulent méconnaître l’intérêt des patients concernant leurs besoins de soins. De plus, une lecture étroite des textes est en contradiction aussi avec l’obligation de moyens que doivent utiliser les médecins pour assurer les soins nécessaires. Cela est reconnu par l’article L. 1110-5 du Code de la santé publique: « Toute personne a, compte tenu de son état de santé et de l’urgence des interventions que celui-ci requiert, le droit de recevoir les soins les plus appropriés et de bénéficier des thérapeutiques dont l’efficacité est reconnue et qui garantissent la meilleure sécurité sanitaire au regard des connaissances médicales avérées... », ou l’article L. 1110-3 : « Aucune personne ne peut faire l’objet de discriminations dans l’accès à la prévention et aux soins. ».
Les questions qui se posent concernant mon action sont : était-elle susceptible de nuire à mes patients ? Et, est-ce qu’il y avait des moyens autres? La réponse à ces questions est : non.

Pour la première question : il faut noter que le certificat médical communiqué ne l’a été qu’à des médecins avec l’indication formelle « SECRET MEDICAL, COURRIER CONFIDENTIEL ABSOLU », et qu’il y avait répétition de cette indication dans la lettre jointe. A ma connaissance, il n’y a eu aucune transgression à cette obligation, ce qui me donne raison d’avoir eu confiance en la rigueur de mes confrères. J’ai répondu en ce sens au Conseil Départemental de l’Ordre qui considérait que mes communications l’étaient « sur la place publique », ceci, par téléphone le 19 avril, puis par courrier le 25 avril 2007. Précisons aussi que je n’ai reçu, de la part de mes confrères, aucun avis négatif ni réprobateur vis-à-vis de ma démarche. De plus, sur la cinquantaine d’envois que j’ai adressée, j’ai reçu 10 signatures de solidarité et 6 pour la création d’un comité de soutien. (On peut d’ailleurs estimer que si j’avais pu continuer mon action, le soutien d’un assez grand nombre de médecins aurait pu aboutir à une pression suffisante sur les services de la préfecture). Concernant le contenu du certificat, je tiens à préciser qu’il ne comporte que des éléments que ma patiente et son mari avaient acceptés que je communique. Une information médicale particulière, qui aurait été un argument pour la demande de ma patiente, ne figure pas dans ce certificat : cette information, seuls, un autre médecin consultant, une amie de ma patiente, et moi-même, la connaissent. J’ai tenu, dans cet écrit, comme dans le travail de la psychothérapie, à ce que les paroles concernant ma patiente, les siennes ou celles de son mari, ne soient entendues que par des tiers possibles, si cela était nécessaire, que par des tiers acceptés par elle et par eux. En pratique, j’utilise les services des associations ASD, UDASTI, et RESF, pour obtenir des personnes ex-réfugiées qui parlent la même langue, et qui peuvent servir d’interprètes fiables et discrètes. Je n’ai rien communiqué
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des consultations aux différentes personnes ou associations qui prenaient en charge ma patiente, et je suis assuré du silence des interprètes avec lesquelles, (l’une a assumé deux consultations et une autre a pris le relais) je me suis entretenu régulièrement, d’une part de leurs propres réactions aux témoignages de mes patients, d’autre part, de la relation entre les cultures sur différents sujets, (le mariage, le divorce, la place de la femme, etc.), et enfin de la nécessité et de l’obligation du secret médical. Par la suite, ma patiente ou son mari ont acquis un niveau suffisant dans la pratique du français pour que les consultations puissent se faire sans interprète.
La communication à des tiers, médecins, que j’ai pratiquée, est prévue alors, à mon avis, par l’article 32 du Code de déontologie qui est le premier article du TITRE III concernant les « Devoirs envers les patients » : « Dès lors qu’il a accepté de répondre à une demande, le médecin s’engage à assurer personnellement au patient des soins consciencieux, dévoués et fondés sur les données acquises de la science, en faisant appel, s’il y a lieu, à l’aide de tiers compétents. », et dans celui de l’article L 1110-3 du Code de Santé Publique : « Aucune personne ne peut faire l’objet de discriminations dans l’accès à la prévention et aux soins. ».

En effet, si les connaissances des états post traumatiques des personnes étrangères réfugiées sont peu reconnues, il y a déjà celles qui concernent les états post traumatiques en général. On sait que la métabolisation psychique de ces violences subies a besoin d’un accueil de vie sécurisé, et d’une écoute disponible à situer le vécu défensif de négation de la personne. En effet, les états post traumatiques sont des effets de décision relationnelle par la force d’un pouvoir qui a besoin de faire taire, qui ne sait faire avec l’autre qu’en l’utilisant par l’abus, ou en l’éliminant. Cette « culture de la pulsion de mort », pour reprendre l’expression de S. FREUD, qui a été imposée à vivre pour les réfugiés étrangers que je reçois, on en voit la réalité dans le témoignage par ma patiente du massacre de 12 personnes auquel elle a été contrainte d’assister et qui avait occasionné trois ans d’état dépressif avec déjà des somatisations.
Aussi, quand le Docteur Claude BARROIS (médecin psychiatre, ex chef de service et professeur agrégé du Val de Grâce) expose les traitements dans son ouvrage (Claude Barrois : Les névroses traumatiques – Le psychothérapeute face aux détresses des chocs psychiques Ed. Dunod. 2004, p.220), il commence par cette indication : « Les actions thérapeutiques qui s’imposent, devant un syndrome psycho-traumatique, consistent, non pas seulement à soustraire rapidement le sujet à l’environnement traumatisant, mais à le réinstaller dans un cadre qui, jusqu’à sa guérison, devra être garanti dans sa continuité temporelle et sa cohérence logique . Ce principe de base vaut aussi bien pour les troubles aigus que pour les troubles d’apparition différée ou chroniques, dés que ceux-ci sont identifiés. ». Ces conditions ne sont en effet pas seulement nécessaires pour obtenir une protection par la soustraction à la violence, mais aussi pour obtenir un cadre faisant fonction d’accueil, de contenant, pour que s’opère, non pas tellement l’évacuation, mais plutôt « l’intégration de l’expérience traumatique dans l’histoire du sujet ».(idem p.223). Et Claude BARROIS précise : « L’édification d’un cadre individuel et groupal est le véritable acte thérapeutique, où se déroulera, (...) un palier réel entre les Enfers et le monde des vivants. »(idem p.222).
On retrouve ces notions fondamentales pour la « psychiatrie humanitaire ». Le docteur Christian LACHAL, Médecin psychiatre consultant à MSF, dans son texte Bases de la psychiatrie en situation humanitaire, écrit : « Soigner : Cela nécessite la mise en place d’un cadre clinique qui ne se limite pas aux techniques utilisées (...). Il tient compte des représentations de la maladie, de la souffrance, du malheur... » (In Comprendre et soigner le trauma en situation humanitaire de Christian LACHAL, Lisa OUSS-RYNAERT, Marie Rose MORO, et al. Ed. Dunod, 2003, p. 81). Si on se réfère aux conceptions de l’appareil psychique du psychanalyste Wilfred BION, pour qui, il y aurait deux fonctions, on voit que la garantie du cadre, et de la reconnaissance du sujet permettent que les éléments désorganisés, abrupts, insupportables, les éléments bêta, se retrouvent, se métabolisent en éléments alpha, situés, reliés, compréhensibles, représentables.
J’avais eu l’occasion de participer à l’animation d’un débat publique sur ce thème avec une association d’anciens combattants lors de la projection du film Les fragments d’Antonin de Gabriel Le BOMIN.
Pour ma patiente, c’est ce cadre, cette protection, c'est-à-dire les conditions de soins qu’il fallait défendre, non pas pour des raisons de reconnaissance et de justice sociale, encore que les valeurs s’y rejoignent, mais pour des raisons de devoirs de reconnaissance et d’éthique envers l’objet de la médecine qu’est la personne et la dignité de la personne: il n’y a pas de soins sans conditions de soins ; il
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n’y a pas de soins pour les patients réfugiés qui ont des blessures psychiques post traumatiques si on les laisse, ou même pire, si on les met en risque ou en menace d’absence de soins et de protection. La légitimité de ma sollicitation auprès de mes confrères, elle est dans cette partie de l’article L 1110-4 du Code de Santé Publique : «Deux ou plusieurs professionnels de santé peuvent toutefois, sauf opposition de la personne dûment avertie, échanger des informations relatives à une même personne prise en charge, afin d’assurer la continuité des soins ou de déterminer la meilleure prise en charge sanitaire possible. ». J’ai demandé à mes confrères d’être des médecins participant à la prise en charge de ma patiente car les soins n’en sont pas sans les conditions de soins. C’est bien le devoir des médecins d’être « au service de l’individu et de la santé publique », et d’exercer leurs missions « dans le respect de la vie humaine, de la personne et de sa dignité » (extrait de l’article 2 du Code de déontologie). Et aussi l’article 7 du Code de déontologie l’indique : « Le médecin doit écouter, examiner, conseiller ou soigner avec la même conscience toutes les personnes quelques soient leur origine, leurs mœurs et leur situation de famille, leur appartenance ou leur non appartenance à une ethnie, une nation ou une religion déterminée, leur handicap ou leur état de santé, leur réputation ou les sentiments qu’il peut éprouver à leur égard. Il doit leur apporter son concours en toutes circonstances. Il ne doit jamais se départir d’une attitude correcte et attentive envers la personne examinée. ».
Je ne pouvais pas adopter la logique du Conseil départemental de l’Ordre des Médecins qui serait que, si je n’avais rien fait, si j’avais dit à ma patiente que je ne pouvais rien faire en tant que médecin pour l’aider à obtenir les conditions de soins et les soins qui lui étaient nécessaires, eh bien j’aurais fait mon devoir et rien ne me serait reproché. Les articles 2 et 7 du Code de déontologie, et l’article L 1110-3 du Code de Santé Publique auraient alors été interprétés avec une grande désinvolture. Pourtant, la réponse du Conseil Départemental de l’Ordre des Médecins le 28 juin 2006 à la question que je lui avais posée sur la nécessité de s’opposer à la circulaire du 21 février 2006 concernant les conditions d’interpellation des étrangers en situation non régularisée, m’avait fait penser à une position éthique déterminée. Il m’avait écrit : « Sur le plan Ordinal on ne peut dire autrement que DUPUYTREN qui, devant les gendarmes chargés de réprimer l’insurrection, avait dit aux policiers : « Messieurs, ici il n’y pas d’insurgés, il n’y a que des blessés... ». C’est, en tous cas, la position éthique du Conseil Départemental de la Dordogne. ».

Si l’on se contente d’une lecture partielle et étroite des articles du Code de déontologie, on risque fort d’avoir une médecine qui serait pratiquée comme l’écrit le philosophe et psychanalyste Patrick GUYOMARD à propos de la psychanalyse : « La pratique de la psychanalyse ne peut se prévaloir d’être sans éthique, et pas davantage hors éthique. Elle ne peut se réduire à l’application d’une technique étayée par une déontologie ; elle ne peut s’affranchir de toute réflexion éthique et laisser l’inventivité se dévoyer en licence, comme le respect des règles en irresponsabilité. » (In Patrick Guyomard, Le désir d’éthique Ed. Aubier, 1998, p.191). Si j’utilise ici la psychanalyse comme référence, c’est qu’elle comporte, dans le domaine de la psychiatrie, par ses contenus de la psychopathologie dynamique, la reconnaissance de la dimension environnementale qui est liée au sujet selon l’appropriation personnelle qu’il en fait. Aussi, je considère mon appel à la participation de mes confrères, comme étant un geste clinique. Je revendique le droit et le devoir de tout faire en tant que médecin pour que les patients aient, en respectant leur dignité, accès aux soins nécessaires, y compris contre les hostilités ou surdités administratives ou étatiques. C’est, il me semble, la position éthique que partagent les médecins qui ont signé les documents que je leur proposais, et ceux qui ont souhaité attester de leur soutien à mon égard.
Je sais bien, et j’en indiquerai des éléments en cause dans la deuxième partie de mon exposé, que l’organisation sociale en soi, et aussi telle qu’elle se défend actuellement, a besoin ou a tendance à situer les étrangers, et les étrangers souffrants comme des sujets à ne pas « écouter », ne pas « examiner », ne pas « soigner » (pour reprendre les termes de l’article 7 du Code de déontologie). Sigmund FREUD réfléchissait à cette question humaine déjà en 1933 : « Il semble effectivement qu’il nous faille détruire d’autres choses et d’autres êtres pour ne pas nous détruire nous-mêmes, pour nous préserver de la tendance à l’autodestruction. Une triste révélation, à coup sûr, pour l’homme de l’éthique. » (In S. Freud, Nouvelles suites des leçons d’introduction à la psychanalyse - Angoisse et vie pulsionnelle, Œuvres complètes, t.XIX, p.188).

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Maintenant, pour la question de savoir si j’avais d’autres moyens pour obtenir la reconnaissance aux soins et aux conditions de soins pour ma patiente, la liste de mes contacts et sollicitations infructueuses atteste de la réponse négative, ainsi que l’absence de propositions de solutions jusqu’à ce jour.
Le premier contact que j’ai eu a été avec le Réseau Education Sans Frontières, qui est l’association qui fournissait les moyens matériels et le soutien humanitaire à ce couple. Les démarches qu’a entreprise cette association pour que ma patiente ait la garantie de ne pas être arrêtée et mise en détention si elle venait se présenter à la préfecture pour demander un dossier, n’ont eu que des réponses négatives.
J’ai ensuite contacté le Médecin Inspecteur de la DDASS pour envisager les interventions qu’il pouvait y avoir, par lui, de façon à ce que la préfecture soit informée, et entende la légitimité de la demande d’un dossier. Après deux entretiens téléphoniques avec le médecin de la DDASS, où j’exposais la situation de ma patiente, et où il m’indiquait les conflits que la DDASS vivait avec la préfecture, je lui ai proposé de lui communiquer un compte rendu psychopathologique et de situation de ma patiente pour qu’il examine les éléments qui légitimeraient ou non à son avis la reconnaissance et le droit de séjour en France pour raison médicale. Ce certificat adressé en mars 2007 est semblable à celui que j’ai adressé ensuite le 16 avril à mes confrères. Au troisième entretien téléphonique, il m’a indiqué qu’en effet, si la demande de droit au séjour comme étranger malade pouvait être faite pour ma patiente, il ne pourrait que la valider, mais qu’il ne pouvait rien faire, en particulier parce qu’il était « harcelé » (selon ses termes), par la préfecture.
J’ai essayé de téléphoner au responsable du Service des Etrangers à la préfecture. Il connaissait la demande de ma patiente, il m’en a demandé les justifications médicales. J’ai essayé d’indiquer que je ne pouvais pas lui fournir ces renseignements, et que je demandais simplement, non pas d’être cru sur parole, mais que les médecins reconnus, agréés et de la DDASS, puissent faire leur travail. Comme je refusais de lui donner le nom des médicaments que je prescrivais, et que je commençais à indiquer que le problème médical était plus compliqué que celui des médicaments, il a interrompu la communication téléphonique.

J’ai alors contacté le Conseil de l’Ordre. Aucune action par une autorité médicale n’était possible à son avis, et il me conseillait d’écrire à Monsieur le Préfet de la Dordogne. Comme je lui assurais que le préfet ne me répondrait pas, cela avait été le cas 2 ans auparavant lorsque la préfecture avait arrêté un de mes patients étrangers qui venait demander un dossier semblable (patient relâché ensuite et reconnu dans ses droits par le Tribunal Administratif). Il m’a alors suggéré de téléphoner au Secrétaire du Préfet. J’ai commencé à lui parler de mon intention de demander un soutien à mes confrères, et il m’a en effet indiqué qu’il fallait dans ce cas être très prudent. Je lui ai indiqué le peu d’espoir que j’avais de l’écoute de la préfecture.
Et en effet, au bout de 8 jours, j’ai obtenu un entretien téléphonique avec le Secrétaire du Préfet. Il connaissait déjà la demande que je faisais. Rien ne la justifiait à son avis car, selon lui, par définition, les lois et accords européens sont démocratiques, et par définition, la France est le pays des droits de l’homme. Il m’a dit son attente à ce que ma patiente se présente à la préfecture pour qu’alors, son renvoi en Suède soit réalisé. Je lui ai indiqué que je pouvais accepter cette solution, sauf s’il me garantissait qu’en Suède, il y aurait une protection et un examen médicalisé de la situation de ma patiente. De la même manière, il m’a répondu que la question ne se posait pas, et que si je la posais, c’est que j’avais plus confiance envers le respect des droits en France qu’en Suède, ce dont il était content. J’ai essayé de lui indiquer que dans un discours récent, le candidat Nicolas SARKOSY avait dit qu’il s’engageait à offrir la protection à toutes personnes françaises ou étrangères qui auraient été victimes de violences, et sa réponse a été de redire son contentement que je cite ce candidat.
Ce dernier épisode de négation de la reconnaissance, ici sous une forme ironique bien triste, m’a décidé à utiliser un moyen de pression qui rétablisse la réalité et la valeur des données médicales, car c’est mon devoir, avec le fait que ma patiente pensait se rendre à la préfecture, ne supportant plus d’attendre sans perspective.
Pour que ma sollicitation auprès de mes confrères soit recevable, et ne suscite pas un soutien par complaisance, je ne pouvais que fournir un compte rendu exact de la situation clinique, du contexte, de l’histoire, et du travail psychothérapique en cours. D’autre part, la pétition ne pouvait être anonyme, car elle concernait une patiente précise qui devait être nommée exactement pour les services de la préfecture.
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Dans un deuxième temps, après la manifestation de désaccord avec le Conseil départemental de l’Ordre, je lui ai proposé une version où l’anonymat serait garanti, même si la pétition, alors revendiquée comme affirmation médicale de droit auprès de la préfecture, risquait d’être moins bien reconnue. Avec une opposition verbale quand je leur ai téléphoné, je n’ai pu mener à bien mon action, et j’ai dû en rester là.
Jusqu’à ce jour, personne ne m’a indiqué comment je pourrais exercer mes devoirs de médecin pour que ma patiente puisse obtenir l’accès à des soins et conditions de soins que la déontologie lui reconnaît.
Quelques mois plus tard, avec un accompagnement solide et la pression de différentes associations, et avec un certificat médical notant seulement l’existence d’un état post traumatique avec répétition des violences, et les démarches que je faisais auprès d’autorités médicales, les services de la préfecture acceptaient que les droits à la protection et aux soins soient examinés pour ma patiente, et ils lui ont donné un dossier.

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Le cas de ma patiente, réfugiée d’un pays où les autorités ne peuvent protéger, ne peuvent défendre, ne peuvent soigner, voire laissent ou soutiennent ou réalisent des violences liées à la politique, ce cas n’est pas unique. Le cas de ma patiente, vivant une souffrance psychique et n’étant pas reconnue pour ses besoins de soins dans le pays, la France, où elle s’est réfugiée, n’est pas unique.
Ce qui est révélé par les réalités des carences, voire des mépris envers les soins nécessaires pour les étrangers et les réfugiés, c’est qu’il y a, et même que se développe une appréciation négative ou hostile vis-à-vis des étrangers, ceci sans que les autorités de l’état chargées de la protection et des conditions de soins, et sans que les autorités médicales ne réagissent. Si je veux indiquer ce contexte, c’est pour situer l’initiative que j’ai prise par rapport à un obstacle qui concerne ma patiente, mais un obstacle qui est plus général, sûrement idéologique, en tous cas un obstacle de la reconnaissance de patients, de leurs besoins de soins, parce qu’ils sont étrangers. C’est donc un obstacle qui malmène le droit de sujets souffrants que la déontologie médicale devrait garantir. Ce n’est pas moi qui fait de la politique, c’est une politique qui dénie les droits aux soins.
Je ne ferai que citer quelques données au niveau national, pour décrire la situation que je rencontre en recevant environ une dizaine de patients étrangers réfugiés par an.

Au niveau national, les associations de soins psychiques, de statut médical ou non, (Centre Primo Lévi, Comede, Médecins du Monde, etc.), rejoignent les associations militantes de protection des étrangers (Ligue des Droits de l’Homme, CIMADE, etc.) pour alerter ou protester régulièrement et de manière de plus en plus désespérée vis-à-vis de la situation des souffrances sociales et médicales des étrangers qui demandent l’asile, quasiment systématiquement considérés comme disqualifiés et indésirables.
On peut se référer aux communiqués de la LDH qui se multiplient, le plus récent que je connaisse proteste contre le projet de directive européenne qui prévoit pour les étrangers à la situation non régularisée « une rétention pouvant aller jusqu’à 18 mois pour des personnes dont le seul délit est de vouloir vivre en Europe », et ce traitement pourrait alors « devenir un mode normal de gestion des populations migrantes ». (Cf. le site www.ldh-france.org). On peut se référer au dernier rapport de la CIMADE qui s’intitule : « Main basse sur l’asile – Le droit d’asile (mal)traité par les préfets », et qui indique en particulier que « Les mécanismes d’accès à la protection internationale prévue pour les réfugiés ont été rendus au fil des textes tellement étroits ou expéditifs qu’ils constituent désormais une véritable dissuasion ». (Cf. le site www.cimade.org). Les utilisations de la science médicale à des fins de sélection, et les atteintes aux droits et aux valeurs de la famille, de part la loi voulue par le Ministère de l’Identité nationale ont rencontré les oppositions que chacun doit connaître, en particuliers les médecins.

Mais en ce qui concerne les associations de soins, le rapport d’activité de 2006 du Centre Primo Levi (qui accueille et soigne les traumatismes psychiques des réfugiés étrangers) souligne : « Nous ne rappellerons jamais assez que les effets du traumatisme perdurent, que les personnes torturées vivent avec la peur que cela recommence. La plus grande attention doit donc être portée aux conditions d’accueil... », et c’est la Directrice qui écrit, elle cite un rapport d’Angèle Molatre sur les demandeurs d’asile et les réfugiés pour le compte de la Commission Européenne : « Pour les demandeurs d’asile
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traumatisés par des évènements vécus avant et/ou pendant leur exil, les conditions d’accueil à l’arrivée sur le territoire français constituent une source principale de stress et de violence. » Depuis mars 2006, il y a sur le site internet, et dans les numéros de MEMOIRES de cette association une pétition pour « Les besoins des soins spécifiques des personnes en exil en France souffrant de traumatismes associés à la violence politique. »
On peut aussi citer la pétition « Peut-on renvoyer des malades mourir dans leur pays ? », initiée par différentes associations, en particulier Médecins du Monde et le COMEDE (Comité Médical pour les exilés, à l’hôpital de Bicêtre) regroupées dans l’Observatoire du Droit à la Santé des Etrangers. Et « L’ODSE demande le respect absolu du secret médical, la protection contre l’expulsion ainsi que la régularisation des étrangers qui ne peuvent se soigner effectivement dans leur pays d’origine, et donc le retrait immédiat des instructions telles qu’elles figurent aujourd’hui sur les sites intranet des ministères de l’Intérieur et de la Santé. ». Cette pétition a été signée en particulier par les Docteurs Axel KAHN, Christine KATLAMA, Didier SICARD, qui sont tous Professeurs de médecine, mais aussi le Docteur Gil TCHERNIA, qui est Professeur d’hématologie, mais aussi Emmanuel HIRSCH qui est Professeur d’éthique à la Faculté de médecine, Université de Paris Sud XI.
Je tiens aussi à citer l’évaluation du ministère de la santé en 2005 qui estimait que 20% des réfugiés en France avaient été victimes de la torture, et à citer un extrait du rapport, toujours en 2005, du Docteur Marc WLUCZKA, médecin chef du service de santé publique et d’assistance médicale de l’Office des Migrations Internationales : « La santé mentale et psychique des personnes hébergées est purement et simplement catastrophique » et, « loin de régresser, la prévalence des pathologies mentales augmente au cours de leur séjour... ».

On peut aussi citer le 7ème rapport de l’Observatoire de l’accès aux soins de la Mission France de Médecins du Monde du 17 octobre 2007 qui indique les manques de moyens en personnels qualifiés et en conditions de soins pour les étrangers et alors la non visibilité de leurs souffrances et pathologies. Dans un résumé, Médecins du Monde écrit : « En 2006, tant les reculs législatifs que l’atmosphère de déni de droits, de suspicion et bien sûr les chasses à l’étranger expliquent sans doute la baisse (-16%) du nombre de patients reçus en consultations médicales dans les Centres d’Accueil, de Soins et d’Orientation, baisse qui semble se confirmer en 2007. [...] La peur empêche de se déplacer, de s’adresser à des structures institutionnelles. La peur empêche l’accès aux soins. Elle vient s’ajouter à la méconnaissance des dispositifs, à la barrière financière et linguistique, aux obstacles administratifs et parfois aux refus de soins. » (Cf. le site medecinsdumonde).
Autre exemple : le témoignage du Dr Philippe TAUGOURDEAU qui a été médecin à l’unité médicale de la ZAPI 3, Zone d’Accueil des Personnes en Instance à l’aéroport de Roissy, de septembre 2004 à son éviction en juillet 2005 (in Défense de soigner pendant les expulsions Ed. Flammarion) qui décrit l’organisation des refus de soins pour ces étrangers et réfugiés.
Dernier exemple : le Syndicat des médecins inspecteurs de santé publique (qui est pourtant un syndicat très conciliant), se dit « régulièrement alerté par des collègues MISP en DDASS qui se voient reprocher par leurs directeurs des pourcentages excessifs d’avis positifs dans le cadre de cette procédure des étrangers malades », et il a demandé une rencontre avec Madame la Ministre de la Santé pour faire cesser ces pressions. (Cf. Le Quotidien du Médecin du 30 octobre 2007).
Enfin, citons le Docteur Pierre Duterte, médecin directeur du centre Parcours d’exil, (centre de soins pour réfugiés étrangers) : « Les victimes de tortures n’ont pas choisi leur immigration. Pour eux, fuir est la seule chance de survie ». (Cf. Le Quotidien du Médecin du 27 juin 2007, et cf. le site www.parcours.asso.fr).

En ce qui concerne la situation à Périgueux, lieu où j’exerce, la population d’étrangers et de réfugiés est assez réduite. Personnellement, j’ai eu l’occasion de recevoir surtout des personnes originaires des Balkans, ceci probablement, de part le choix qui a été fait à l’époque par le département d’accueillir les premiers réfugiés d’Albanie à l’ouverture des frontières, par le choix de circuit des passeurs (Sûrement que beaucoup de passeurs sont des personnes peu honnêtes et peu scrupuleuses, mais comment faire quand on doit fuir son pays et que l’on a que le choix de la clandestinité ? Et puis beaucoup de français doivent leur vie et leur nationalité à des passeurs dont ont bénéficiés leurs parents ou leurs grands parents.), mais aussi selon des choix de connaissances ou de famille. J’ai reçu peu de patients originaires
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des pays du Maghreb, et quelques patients d’Afrique de l’Ouest, mais pour ces derniers, bien qu’ils soient souvent très souffrants, avec des pathologies psychiatriques importantes et désorganisatrices, ils n’arrivent pas, ou bien moi je n’arrive pas, à construire une alliance thérapeutique stable : ils sont pris par l’instabilité, les ruptures, et l’errance. Il y a là une particularité de l’errance dont l’origine est souvent la violence mais dans des contextes socio politiques pris par l’instabilité, l’instabilité des alliances et les vécus de trahison ou de retournement des liens. Je connais donc plus les patients originaires d’Albanie, du Kosovo, de Macédoine, et du Monténégro.
Rapidement, j’ai fait le constat d’une connaissance insuffisante de leurs situations de ma part, et de manque de prise en charge contenante, liée aux composantes autres de leurs souffrances (réalités sociales, décalage culturel, problème des interprètes qui parlent à la place des patients, situation de précarité aux causes diverses, etc.).
Au niveau du soin psychique individuel, la connaissance des atteintes narcissiques désorganisées, selon les structures de personnalités psychotiques ou dysharmoniques, m’a aidé à intervenir dans la compréhension des facteurs en cause, mais pour les patients qui souffrent de traumatismes psychiques (dont l’origine peut être la violence physique, sexuelle, ou psychique), il y a des liens à retrouver entre les signes de la symptomatologie et des éléments de la réalité du traumatisme. Ces liens ne sont pas évidents.
Un des premiers cas que j’ai traité a été en 2000, celui d’un enfant de 12 ans, kosovar, qui souffrait d’angoisses et d’insomnies, et qui m’avait été adressé par une éducatrice car cet enfant et ses parents ne se satisfaisaient pas du traitement médicamenteux prescrit par le médecin généraliste. Les conditions de la consultation s’étaient assez bien installées, car il était demandeur en utilisant le fait qu’étant en France depuis moins d’un an, il arrivait à bien communiquer en français, et à servir d’interprète pour ses parents. J’ai pensé d’abord avec lui que l’origine de ses troubles était la suite des menaces qu’il avait subies, lui et sa famille de la part de la police serbe, ainsi que les craintes qu’il avait vécues quand son père avait été arrêté pour des interrogatoires d’où il revenait avec des marques de violences physiques. Mais, l’origine était en fait la violence du spectacle qu’il avait entrevu, lors de la fuite de sa famille du Kosovo en Albanie pendant la guerre, où, sur la remorque d’un tracteur, il voyait, malgré la bâche que son père avait installée sur lui pour qu’il ne voit pas des corps humains morts, abandonnés, gonflés, ou en partie mangés par des chiens. C’est là que se situaient les éléments désorganisateurs, insupportables de la compréhension, de l’entendement, et l’écho en était dans ses plaintes contre la saleté des lieux communs de l’immeuble où il était logé en tant que réfugié en banlieue de Périgueux, et peu dans ses cauchemars curieusement. Le travail de restauration a été celui de restauration de la représentation, et de la justification du traitement digne des morts. Il faut parler des valeurs humaines, échanger sur les modes de reconnaissances familiales, culturelles avec les sujets traumatisés, mais pour être thérapeutique, il faut que ce soit à propos des éléments, de leurs éléments qui ont été déstructurés.

Ceci est un des rares cas où j’ai pu soigner un enfant étranger réfugié ; la plupart du temps, les parents de ces populations perçoivent les difficultés psychiques de leurs enfants comme des difficultés éducatives, et n’adhèrent pas alors, à une indication de soin psychique. A ce moment, je ne connaissais pas les caractéristiques des perturbations psychiques, des angoisses particulières des états post traumatiques des réfugiés ayant subi ou connu des violences. Cela a été sans maîtriser la portée de ce que je proposais que je me suis mis à parler et échanger avec cet enfant sur le respect dû aux morts, sur le caractère sacré car humain du traitement des corps, et cela très concrètement, en discutant avec lui des façons de faire avec les personnes, après la mort, et en lui disant aussi qu’il avait eu raison de ressentir comme insupportable ce qu’il avait vu, raison en effet, car c’est ainsi qu’il s’était opposé et révolté. Ce n’est qu’après, quand les troubles très anxieux de ce jeune réfugié se sont apaisés que je me suis rendu compte que c’était par cette référence à la valeur humaine, que je l’avais soigné, c'est-à-dire que je l’avais aidé à se retrouver par lui même intègre dans une représentation de la dignité humaine symbolisée, mais aussi « culturisée ». Pour soigner une personne qui a subi ou connu une violence, il faut reconnaître, et lui dire que ses réactions de fuite ou de souffrance sont des réactions de refus. Au fond, en m’identifiant à lui qui avait vu une figure de l’horreur, je lui donnais l’occasion de se retrouver dans la figure universelle qui, pour nous, est celle d’Antigone, la figure qui dit le sacré, le devoir de la sépulture. En effet, la pensée de mon jeune patient, vis-à-vis de la guerre qu’il avait connue est devenue alors une reprise des mots d’Antigone (de Sophocle) par rapport à « l’édit » de Créon : « Je ne croyais pas non plus que ton édit
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eût assez de force pour donner à un être mortel le pouvoir d’enfreindre les décrets divins, qui n’ont jamais été écrits et qui sont immuables : ce n’est pas d’aujourd’hui ni d’hier qu’ils existent ; ils sont éternels et personne ne sait à quel passé ils remontent » (Antigone, vers 452-455). Comme l’écrit Paul RICOEUR : « Par la sépulture accordée au frère, Antigone élève la mort au dessus de la contingence naturelle. Mais, s’il y a un sens à tout cela, il n’est pas « pour eux », mais « pour nous ». « Pour eux », la disparition dans la mort ; « pour nous », la leçon indirecte de ce désastre ». (In Paul RICOEUR, Soi-même comme un autre, Ed. point, p.289) Si je cite Paul RICOEUR, ce n’est pas ici pour dire l’éthique, c’est pour dire le soin. Comme dans un autre texte, (Ethique et politique, dans Du texte à l’action), il dit que la politique doit d’abord s’occuper de l’économique et du social, et ensuite se préoccuper de l’éthique, mais à la condition que la politique comprenne l’objectif d’être de coopération humaine. Je voudrais confirmer là que la dignité doit faire partie intégrante de la pratique médicale dans la clinique et dans la thérapeutique. « Nous sommes tous des Antigone » est peut être une figure appartenant à l’éthique, mais pour les médecins, c’est une des figures du soin dont ils sont responsables. Ce cas m’a beaucoup appris, et, entre autre chose, très concrètement, m’a appris l’importance de la relation avec les morts proches des réfugiés, que ce soient les morts pour lesquels ils ne peuvent assister aux enterrements, ou les morts par massacre dont les corps n’ont pas été retrouvés. Vivant en France, les réfugiés sans statut, en situation d’attente de reconnaissance, vivent la culpabilité, comme s’ils délaissaient ce devoir de ritualiser la séparation définitive. Cette situation, qui concerne d’ailleurs la patiente pour laquelle j’ai essayé d’obtenir une reconnaissance médicale, nécessite, sur le modèle des réfugiés politiques, un statut qui leur donne raison d’être partis, pour que le soignant soutienne l’acte de partir, de demander protection comme acte de refus, d’opposition à la barbarie, à la destructivité. Le respect de la personne humaine, la reconnaissance et la protection de la dignité, en étant des devoirs déontologiques, sont des éléments de l’accueil et du soin.

En ce qui concerne les adultes, les difficultés des traitements psychiques tiennent surtout à la situation de précarité ou de menace sociale. Le problème des interprètes s’est aussi posé avec le fait que la plupart des personnes réfugiées doivent trouver elles mêmes un interprète, et c’est alors que les conditions sont impossibles, et j’ai dû refuser soit des interprètes, soit des patients, car des compatriotes qui font office d’interprète ne remplissent pas cette fonction quand ils parlent à la place des patients, voire quand ils les agressent verbalement.
J’avais signalé ce problème au Médecin Inspecteur de la DDASS, il y a plus de deux ans, mais sa réponse n’a rien ouvert. Il me proposait d’adresser les patients étrangers au service public, mais celui ci n’en a pas les moyens, ce qui m’a été confirmé verbalement par un des médecins chef de secteur, et par écrit par le médecin chef de l’autre secteur.

Comme j’ai eu la proposition de présenter une communication sur les souffrances psychiques des réfugiés devant le cercle Condorcet de Périgueux fin 2006, j’en ai profité, sachant que des travailleurs sociaux de différentes structures d’accueil (UDASTI, CADA, ASD, etc.) y seraient, pour insister sur les conditions de prise en compte des souffrances, et les conditions pour adresser un patient à un médecin psychiatre. (le texte de mon intervention est disponible). J’indiquais aussi là, que, s’il y a à reconnaître la situation des victimes, l’être victime n’a pas d’avenir, et qu’il faut plutôt avoir la perspective pour ces personnes de sortir du statut de victime. La conception des relations humaines comme étant définie lors des conflits ou des violences par la définition définitive du bourreau et de la victime, cette conception qui se développe actuellement, entretient plus la violence et les assujettissements, qu’elle ne soigne les personnes, et le corps social.

Il est vraiment difficile d’être un médecin psychiatre qui répond aux demandes des réfugiés étrangers à Périgueux, car non seulement, on doit se débrouiller seul, sans reconnaissance, mais de plus, on est considéré soit comme suspect, soit comme devant s’associer à la police. En effet, pour une enquête de police, apparemment concernant un réfugié albanais qui « serait » membre d’une filière de passeurs, j’ai été convoqué le 27 décembre 2006, par un officier de police, comme deux autres de mes confrères d’ailleurs. Je n’ai répondu qu’en indiquant que cette personne suspectée s’était en effet présentée accompagnant des réfugiés à mon cabinet, mais que, vu son attitude incorrecte vis-à-vis des personnes accompagnées, j’avais refusé qu’il serve d’interprète ou d’accompagnant.
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Ce policier n’a pas insisté devant mon refus de parler de mes patients, mais il m’a surtout parlé du fait que c’étaient des personnes qui étaient « la lie de la population » de leur pays d’origine, qu’ils étaient presque tous des dissimulateurs ; il m’a proposé de travailler « donnant-donnant » avec lui, et qu’ainsi, il pouvait m’obtenir des régularisations (comme si la médecine pouvait être un commerce et même un trafic), et il m’a présenté un interprète albanais qui passait dans son bureau, me le nommant comme indicateur, et me le proposant pour mon exercice professionnel.
Je lui ai adressé un courrier ensuite pour compléter les informations qui me paraissaient nécessaires de façon à restaurer la dignité des réfugiés, et j’ai aussi communiqué le 5 janvier 2007, à Monsieur le Directeur de la DDASS, à Monsieur le Président du Conseil départemental de l’Ordre des Médecins, et à Monsieur le Directeur de la CPAM, les éléments inquiétants d’abus de pouvoir de la police qui étaient revendiqués par le policier qui m’avait interrogé (affirmant qu’il avait pu convoquer les réfugiés qui étaient suivis par les psychiatres car il avait eu de la CPAM les dates des consultations, les noms des médecins, et les ordonnances. De plus, ce policier avait affiché dans son bureau une caricature bien visible figurant un homme installé sur des WC qui cherchait anxieusement du papier toilette, et cette affiche avait comme légende : « Le drame des sans-papiers »).

Il apparaît dans ce contexte que la reconnaissance des souffrances des réfugiés étrangers est profondément manquante pour trois raisons : parce que ces patients souffrent de syndromes post traumatiques et que cette pathologie a toujours été considérée comme suspecte, parce que ces patients sont des étrangers, et que cette identité, posant toujours un problème culturel, est devenue hostile par les réactions idéologiques et politiques défensives d’une réduction de la pensée par l’économisme et l’individualisme, et parce que ces patients sont en situation de précarité et que le regard social tend alors à les occulter.
En tant que médecin et médecin citoyen, le regard social sur la valeur, le respect, la richesse humaine, m’intéresse. C’est pour ça que depuis plusieurs années, sans en faire une action qui prenne une place importante, plutôt quand l’occasion se présente, j’essaye d’être disponible pour participer à des manifestations sociales ou culturelles qui contiennent ces enjeux de la validation, de la reconnaissance de la souffrance psychique, surtout dans la situation socioculturelle de notre époque d’aggravation de ces souffrances et d’amoindrissement des moyens et outils de soins. Il est regrettable de devoir répondre plusieurs fois par jour, comme tous mes confrères médecins psychiatres, à des personnes qui souhaitent un rendez vous que l’on est dans l’impossibilité de les recevoir.

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Pour proposer maintenant une réflexion plus précise sur les fondements du conflit qui m’oppose au Conseil départemental de l’Ordre des médecins, je me réfèrerai surtout aux travaux du philosophe Paul RICOEUR. Je souhaite des avancées dans la compréhension et le dépassement des conflits révélés par mon action. Et le philosophe Paul RICOEUR a cherché à définir, à conceptualiser plutôt, l’identité de l’éthique, mais aussi a cherché à lier ses analyses à la pratique, et en particulier à la pratique médicale.
Je crois néanmoins que l’on ne peut pas se priver d’autres penseurs tels que Emmanuel LEVINAS, et aussi le jeune philosophe bordelais Guillaume le BLANC.
Emmanuel LEVINAS a l’intérêt de développer une rigueur de pensée de l’autre qui, pour moi, est une référence d’exigence, car la notion de responsabilité qu’il défend situe bien cette propriété comme une propriété de l’être humain. C'est-à-dire que la responsabilité n’est pas pour LEVINAS l’apport de l’éducation ou le devoir que l’organisation sociale donne à supporter, mais c’est une composante de l’être humain en tant que tel (que l’éducation et l’organisation sociale peuvent soutenir certes, mais pas créer).

Ainsi, E. LEVINAS dit en particulier: « l’abord du visage n’est pas de l’ordre de la perception pure et simple, de l’intentionnalité qui va vers l’adéquation. Positivement, nous dirons que dès lors qu’autrui me regarde, j’en suis responsable, sans même avoir à prendre de responsabilités à son égard ; sa responsabilité m’incombe. C’est une responsabilité qui va au-delà de ce que je fais. [...] Cela veut dire que je suis responsable de sa responsabilité même. » ou bien : « Dire : me voici. Faire quelque chose pour un autre. Donner. Etre esprit humain, c’est cela. L’incarnation de la subjectivité humaine
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garantit sa spiritualité. » (In Emmanuel LEVINAS, ETHIQUE ET INFINI, Ed. Fayard, 2004, p. 102 et 104). Cette conception de la responsabilité est importante dans la pratique médicale, car elle indique deux choses. D’abord que lorsque l’on donne une indication au patient, on peut utiliser la formule par exemple : « il vous appartient de... », mais qu’alors, il y a à travailler à la reconnaissance de cette appartenance pour le sujet, et que ce travail est libre pour le sujet, doit être sans contrainte pour lui, mais que ce travail est sous la responsabilité du médecin. Ensuite, l’autre indication est que la demande du patient est une sorte de convocation non pas réglementaire mais humaine, non pas pour sa satisfaction mais pour son humanité. A mon avis c’est là qu’est « l’esprit » du secret médical dans le fondement assez récent qu’en a fait la loi d’être « dans l’intérêt du patient », l’intérêt étant, comme il est « du patient », l’intérêt de soin. Très concrètement alors, mon action n’était que dans cet intérêt là de ma patiente.
Si! Il y a un autre intérêt, c’est par les échanges, par le débat qui en sont suscités, de participer à la reconnaissance d’une meilleure assise des références culturelles. Avec les formulations de LEVINAS sur la présence de l’autre en soi, on peut être conduit à vouloir, à décider de prendre soin de l’autre, et cela peut aider à rendre meilleure notre organisation sociale. On retrouve cette idée chez Sigmund FREUD, dans une de ces lettres à Albert EINSTEIN, et chez Hannah ARENDT.
En 1932, la Société des Nations avait souhaité favoriser des échanges entre intellectuels de renom afin de servir la cause de la paix. A. EINSTEIN avait écrit à son ami S. FREUD en s’efforçant de définir « les relations du droit avec le pouvoir », et en proposant de donner le droit à la Société de Nations d’imposer la paix mondiale, ceci en dépossédant les états du droit de guerre. S. FREUD lui répond par une lettre qui sera publiée en 1933 et intitulée : Pourquoi la guerre ?. Dans cette lettre, S. FREUD commence par proposer : « Oserai-je remplacer le mot « pouvoir » par celui, plus cru et plus dur de « violence » ? », puis il développe son regard sur la loi qui ne peut s’empêcher d’être au bénéfice du plus fort, et aussi sa découverte sur l’agressivité comme liée à la pulsion de destructivité, et alors, très pessimiste sur ce point, il pense les guerres inévitables. Mais il termine sa lettre par un autre constat, c’est que ni son ami, ni lui, ne supportent la guerre, et alors par ces mots : « il nous est permis de nous dire ; tout ce qui promeut le développement culturel œuvre du même coup contre la guerre. » (In Sigmund FREUD, Résultats, idées, problèmes II, PUF, 1985, p.203, 204, et 215).

Ce qui m’intéresse ici d’Hannah ARENDT, c’est ce qu’elle écrit sur ce qu’elle nomme bien comme relevant de la décision possible, décision sociale, décision culturelle aussi, de non seulement penser l’autre, mais de garantir à l’autre des droits égaux à nous-mêmes : « Nous ne naissons pas égaux ; nous devenons égaux en tant que membres d’un groupe, en vertu de notre décision de nous garantir mutuellement des droits égaux. » (In Hannah Arendt, L’impérialisme, Ed.Points, 2006, p.305). Et dans la même page, à la suite, elle dit l’objet actuel de l’agression, du rejet social par manque de considération de l’autre : « L’ « étranger » est le symbole effrayant du fait de la différence en tant que telle, de l’individualité en tant que telle : il désigne les domaines dans lesquels l’homme ne peut ni transformer ni agir, et où par conséquent il a une tendance marquée à détruire. ». Alors, on a envie d’invoquer les autorités, l’autorité pour conjurer ces réalités de relégation, mais H. ARENDT nous met en garde : « Puisque l’autorité requiert toujours l’obéissance, on la prend souvent pour une forme de pouvoir ou de violence. Pourtant l’autorité exclut l’usage de moyens extérieurs de coercition ; là où la force est employée, l’autorité proprement dite a échoué. L’autorité, d’autre part, est incompatible avec la persuasion qui présuppose l’égalité et opère par un processus d’argumentation. » (In Hannah Arendt, La crise de la culture, Ed. Folio, 2006, p.123).

Je proposais de me référer essentiellement à Paul RICOEUR, et après le cadrage des principes éthiques et des tendances psychiques et sociales à la négation de l’autre, après aussi les témoignages cruels de Jean HARTZFELD, à propos des massacres du Rwanda où il dit qu’il ne faut pas compter sur les auteurs de destructivité pour connaître la destructivité, le philosophe Paul RICOEUR peut nous aider très concrètement.
D’abord, il a, en 1990, préfacé un ouvrage « Médecins tortionnaires, Médecins résistants » d’Amnesty International, et dans cette préface, il nomme « la « résistance », dans « le refus de séparer, au plan de la pratique ordinaire, la technique médicale de l’éthique de la sollicitude, elle-même insérée dans la pratique juridique et politique des droits de l’homme. » (In. Paul Ricœur, Lectures 1, Ed. Points, 1999,
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p.400). Et à la page suivante, il prend l’exemple de la médecine en prison, et ce qu’il en dit est semblable à la situation de beaucoup de réfugiés étrangers qui sont en soins : « Ainsi, la violation du secret médical fait elle partie des règles du jeu carcéral ; mais en sens inverse, le même secret peut devenir le silence qui couvre des violations indubitables des droits des détenus. »
Ce type de contradiction que rencontre l’usage du secret médical, il le réfère aux contradictions qu’il peut y avoir dans la pratique de la norme, de la déontologie, et il soutient alors « la résistance » pour invoquer « le droit fondé sur l’universalité des droits de l’homme. » (Id. p.404).
Mais pour soutenir cette position, je me réfèrerai à un autre travail de Paul RICOEUR, c’est le chapitre Ethique et morale de 1990, dans le même livre Lectures1. Cette référence se retrouve d’ailleurs largement dans l’ouvrage de la philosophe Suzanne RAMEIX, enseignant l’éthique médicale en Faculté de Médecine « fondements philosophiques de l’éthique médicale » (Ed. ellipses, 2002).

L’article de Paul RICOEUR est quasiment un mode d’emploi.
D’abord, le philosophe définit l’éthique comme venant de la pensée d’Aristote concernant l’estimation du bon, et la morale venant de la pensée de Kant concernant le devoir, l’obligation, la déontologie, la norme.
Ensuite, il écrit : « Je me propose, sans souci d’orthodoxie aristotélicienne ou kantienne, de défendre :
1) la primauté de l’éthique sur la morale ;
2) la nécessité néanmoins pour la visée éthique de passer par le crible de la norme ;
3) la légitimité d’un recours de la norme à la visée, lorsque la norme conduit à des conflits pour lesquels il n’est pas d’autre issue qu’une sagesse pratique qui renvoie à ce qui, dans la visée éthique, est le plus attentif à la singularité des situations. » (p.258, c’est moi qui souligne).
Je ne m’attarderai pas trop sur le rappel de ce qu’est la visée éthique, c'est-à-dire la « visée de la vie bonne, avec et pour les autres, dans des institutions justes. » (p.259), et la norme morale qui est schématiquement comme un commandement universel « Agis toujours de telle façon que tu traites l’humanité dans ta propre personne et dans celle d’autrui, non pas seulement comme un moyen, mais toujours aussi comme une fin en soi. » (p.263), et cela dans le cadre de la justice et des normes.
La position de Paul RICOEUR, concernant les contradictions qu’il peut y avoir au sein de la norme morale, est surtout développée par rapport à la médecine pour laquelle il met en relief que la référence au « respect » peut négliger « la sollicitude ». Dans ces cas, il propose de ne pas manquer « d’invoquer la sagesse pratique dans des situations singulières qui sont le plus souvent des situations de détresse et de plaider pour une dialectique fine entre la sollicitude adressée aux personnes concrètes et le respect de règles morales et juridiques indifférentes à ces situations de détresse. » (p.268)
L’équilibre alors, c’est l’équité, et je terminerai sur la fin de son article: « Et Aristote de conclure : « Telle est la nature de l’équitable : c’est d’être un correctif à la loi, là où la loi a manqué de statuer à cause de sa généralité » (Ethique à Nicomède, V.14, 1137 b 26-27). L’équité s’avère ainsi être un autre nom du sens de la justice, quand celui-ci a traversé les conflits suscités par l’application de la règle de la justice. » (p.270).

Je dois maintenant dire ma reconnaissance envers Guillaume le BLANC, un philosophe bordelais que j’avais contacté pour assurer une conférence débat le 20 janvier 2006 sur « La souffrance psychique et la souffrance sociale ». Guillaume le BLANC est professeur de philosophie à Bordeaux III, il a fait sa thèse avec Dominique LECOURT, l’auteur du Dictionnaire de la PENSEE MEDICALE, publiée sous le titre La pensée Foucault, il est membre du comité de rédaction de la revue Esprit où il a assuré un dossier « Les figures du soin » dans le numéro de janvier 2006, et ses travaux sur la norme, sur Canguilhem et Foucault l’ont emmené à initier une analyse profondément sensible de la réalité sociale et psychique des personnes en situation de précarité. Je l’avais invité personnellement le 16 mars 2007 pour participer à une conférence débat sur « La condition de l’étranger », et de nouveau le 25 septembre 2007 pour échanger sur son dernier ouvrage Vies ordinaires, Vies précaires.

Par Vies ordinaires, Vies précaires, Guillaume le Blanc m’est très utile, en particulier, par la nomination qu’il fait de l’identité de précaire comme étant non naturelle mais provenant du choix de l’organisation sociale, pour sa définition de la disqualification selon « la contestation de l’humanité des précaires » (p.132), et pour la nécessité qu’il situe d’entendre ces sans voix, de voir ces sans visage, « parce qu’il
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existe une spatialisation des précaires », et que « Cette boucle de l’inaudible et de l’invisible est la boucle de la précarité. » (p.165).
De plus, il situe une exigence quand à la clinique que l’on peut résumer par une citation : « le rôle du clinicien (psychiatre, psychanalyste...) outrepasse nécessairement, et fort heureusement, sa tâche de réparateur psychique, puisqu’elle fait signe vers la totalité d’une existence. La médecine de l’ « âme » est par conséquent, une médecine de la totalité existentielle. Elle vaut comme une clinique du fait humain total, car l’esprit d’une personne, c’est cette personne dans son esprit, mais c’est aussi, d’une façon également importante, la vie de l’esprit dans la vie de la personne, vie dont les contours ne s’arrêtent jamais aux frontières corporelles et intègrent le jeu mouvant des relations aux autres, des supports sociaux d’une personne. » (p.171).
Très précieusement, il positionne le surmoi, c'est-à-dire la disponibilité à faire une place pour l’autre, comme une identification non pas à l’autorité imposée mais à la reconnaissance relationnelle, à l’autre : « L’un des acquis majeur de la psychanalyse réside précisément dans l’incorporation mentale de cette relation entre soi et les autres, sous la forme de la relation entre le moi et le surmoi » (p. 214).
Enfin, en voulant que se décide une politique du soin pour les personnes précarisées, il appelle à « une procédure raisonnée d’intervention qui traite la rupture identitaire produite par la précarité » (p.222), il met en garde la sollicitude des risques « d’une ambivalence affective qui situe la possibilité de l’amour de l’autre dans le voisinage de la haine. » (p.207).

Et il travaille l’éthique du soin. Citons simplement : « L’expérience des disqualifiés devient prépondérante pour l’approfondissement de la voix humaine car les vies subalternes, en révélant de voix différentes, suggèrent une anthropologie nouvelle qui articule dans un même mouvement vulnérabilité, dépendance, sensibilité et soin. L’homme alors promu est un homme relationnel : un homme dont l’autonomie est inséparable des relations d’attachement dans lesquels il est situé. » (p.205). Et aussi par cette relation, « L’hospitalité ne restaure pas l’hôte primitif mais invente l’hôte de demain, forme personnelle imprévisible par rapport au dépôt individuel mis en jeu dans la relation de soin. Ainsi l’hospitalité regarde-t-elle moins vers le passé que vers l’avenir. La restauration lui importe moins que la possibilité de l’instauration. » (p.210).


Au terme de ces références aux valeurs, à l’éthique, de la clinique, de l’accueil, et du soin, je soutiens que je n’ai pas violé le secret médical, et ceci en me basant en particulier sur trois types d’arguments. D’abord, je soutiens que les soins sont structurellement liés aux conditions de soins, et qu’alors, en l’absence de solutions que n’ont pu m’apporter ni la DDASS, ni le Conseil de l’Ordre, je n’avais pas d’autre choix que de demander à des confrères, de s’associer pour signifier que les conditions de soins étaient à respecter. Si la pensée des philosophes ou les associations de lutte pour les droits de l’homme peuvent soutenir, c’est aux médecins à porter l’exigence du soin et de ses conditions. Ensuite, le fondement du secret médical étant légalement « l’intérêt du patient », c’est bien pour cela que j’ai agi, étant entendu que l’intérêt du patient, c’est l’accès aux soins qui sont nécessaires. Enfin, une lecture étroite de l’article du Code de déontologie concernant le secret médical ferait violer quantités d’autres articles de ce même code concernant l’obligation de soin, l’obligation de respect de la dignité, et l’interdiction de discrimination. Une lecture partielle du Code de déontologie validerait alors une alliance avec les sollicitations actuelles à encadrer le soin et la protection des patients par les défenses de l’économie et des mœurs, (utiles à la prépondérance de l’ultra libéralisme et à l’autoritarisme qui est ici un outil de mépris pour l’identité humaine).

A ce jour, ma patiente a pu obtenir de la préfecture la délivrance d’un dossier de demande de séjour pour raison de santé. Ce changement de position de la préfecture s’est fait par les pressions que j’ai personnellement exercées, et les pressions d’associations bénévoles de soutien aux étrangers. Si la reconnaissance des droits aux soins et à la protection de ma patiente est maintenant en voie d’obtention, cela ne sera pas du fait de la mobilisation d’autorités médicales. Il est heureux que dans ce cas, ma patiente puisse obtenir protection et soins par mon action et celle du RESF et de la LDH, chacun agissant dans le champ de ses devoirs, sans communication aucune de renseignements relevant du secret

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médical, mais l’absence d’autorités médicales de l’Etat pour cette défense reflète une ombre sur les représentations de l’éthique et de la déontologie.

Enfin, le détour que j’ai eu besoin de faire avec la réflexion éthique ouvre l’esprit pour deux champs de pratique.
D’abord, la pensée suscitée par la rencontre avec l’étranger, en tant que figure de l’autre différent, aide à soutenir et à illustrer, métaphoriser, l’indispensable pensée de l’altérité. Dans notre époque où la question de l’autre est si indispensable, mais si difficile, attirée ou séduite par l’individualisme et l’économisme du dominant, l’étranger incarne les possibles différences des identités et des références humaines, et l’étranger souffrant fait réaliser l’incontournable dissymétrie des positions. Il est assez révélateur que les souffrances des états post traumatiques aient été reconnues surtout pour les militaires, et en particulier les anciens combattants américains de la guerre du Vietnam, et plus récemment de la guerre en Irak, alors que ces affections sont occultées pour les civils et en particulier un grand nombre de réfugiés étrangers demandant protection en France.

Ensuite, les définitions de l’éthique que j’ai esquissées grâce à Emmanuel LEVINAS et Paul RICOEUR permettent d’aller plus loin dans des situations de soins difficiles. Par exemple, il est habituel de dire entre médecins que l’on ne peut rien faire si un(e) patient(e) refuse de dire à sa (ou son) compagne (ou compagnon) qu’il est porteur du VIH. Sans, bien sûr, s’autoriser à communiquer au « partenaire » de notre patient cet élément de risque, on peut, on doit par principe indiquer au patient la responsabilité envers l’autre, sa responsabilité pour l’autre, sa responsabilité identitaire car tout individu n’est pas lui-même entier s’il ne renonce pas à l’utilisation utilitariste de l’autre. Je ne crois pas, et au contraire même, que l’on quitte sa fonction de médecin quand on soutient que chacun a besoin de l’autre, et ceci, non pas pour en ordonner l’usage bien sûr, mais pour le formuler avec son patient. L’expérience que j’ai, depuis quelques années, du traitement et des conditions de traitement des étrangers réfugiés, m’a élargi les perceptions des souffrances, les compréhensions des demandes, et le maniement de l’interprétation. Par exemple, les états de stress post traumatiques (ou PTSD, c'est-à-dire Post-traumatic Stress Disorder) sont des affections mal connues et mal reconnues, ce qui nous conduit, par l’intermédiaire d’un Comité Médical que nous avons créé en Dordogne, à réaliser un document médical définissant cette pathologie avec les spécificités des situations des réfugiés, et avec les nécessités des modalités de protection et de soins. Cet outil, communiqué aux médecins susceptibles de rencontrer des réfugiés, devrait permettre de connaître cette affection dans les situations de l’interculturel et ses effets de diffusion, en particulier pour les enfants des victimes.

Autre conséquence de la pratique d’accueil des étrangers réfugiés : la relation classique de soin étant en face à face, il me parait important de suivre ce que dit Emmanuel LEVINAS : « La meilleure manière de rencontrer autrui, c’est de ne même pas remarquer la couleur de ses yeux. » (In Ethique et infini Ed. Fayard, p. 89). En effet, comme la technique psychanalytique nous apprend à écouter, savoir l’inconscient, le latent par le manifeste, l’éthique nous apprend à voir, savoir l’humain par la relation à l’autre, sans se l’approprier. Mais pour cela, il faut se dégager de la séduction qu’opère la pensée de la méfiance, de l’hostilité, mais aussi la séduction de l’exotisme, ou celle d’une explication politique qui, dans un sens ou dans l’autre, nous extérioriserait de notre place de médecin ou de soignant. Et il faut décider du choix de la conception, de la compréhension de l’humain, et tirer les conséquences du choix que propose Emmanuel LEVINAS : « Il est extrêmement important de savoir si la société au sens courant du terme est le résultat d’une limitation du principe que l’homme est un loup pour l’homme, ou si au contraire, elle résulte d’une limitation que l’homme est pour l’homme. » (Idem, p.85).

J’ai voulu que ma patiente ait une reconnaissance de ses droits aux soins et à la protection. Je n’ai pas accepté que l’homme soit un loup pour l’homme. J’ai voulu que l’homme soit pour l’homme, et je ne suis pas seul à vouloir ainsi.

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