RQ : nous vous soumettons cette proposition de titre, à valider ou à modifier.
Michel Tubiana Président d’honneur de la Ligue des droits de l’Homme (LDH) et vice-président de la Fédération internationale des ligues des droits de l’Homme (FIDH)
L’arbitrage entre la liberté d’expression et le respect des religions par le droit
Le propre du juriste à qui une question de cette nature est posée est d’en faire glisser les termes vers une approche plus restrictive, substituant au « peut-on critiquer l’islam ?» un « a-t-on le droit de critiquer l’islam ?». Le glissement n’a rien de sémantique et restreint confortablement les termes du débat à une simple approche normative dénuée de dimension culturelle, sociologique et politique. Les normes internationales juridiques, leur transcription dans les droits nationaux, les jurisprudences intervenues ou les commentaires de doctrine devraient permettre une réponse de droit positif à l’interrogation ainsi reformulée. Hélas, le juriste lui-même ne peut se satisfaire d’une telle démarche tant il aura de la peine à caractériser une solution universelle valant pour l’islam comme pour toutes les confessions.
La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme consacre la possibilité pour les États de limiter la liberté d’expression et de création à l’égard des religions[1] en s’appuyant sur l’état des opinions majoritaires de chacune des sociétés concernées mais aussi pour « éliminer les comportements dirigés contre les objets de vénération religieuse qui sont de nature à causer une “indignation justifiée” »[2]. Une telle motivation implique nécessairement une forme de sacralisation des représentations religieuses qui s’imposerait à tous. Ceci explique, sans doute, qu’elle ne sanctionne pas des poursuites intentées par le gouvernement turc à l’encontre d’un livre caricaturant le Prophète mais qu’elle sanctionne le même gouvernement lorsque celui-ci poursuit une secte ayant proféré des critiques contre la laïcité, la démocratie et Kemal Atatürk[3]. Si on ajoute, à ce bref survol, que la même Cour considère que l’interdiction du voile à l’Université par le gouvernement turc est légitime[4], au nom de la démocratie et de la laïcité, on constatera que les réponses juridiques de la plus haute juridiction européenne en matière de droits de l’Homme sont marquées par les contingences propres à chaque pays, mais aussi par un respect qui serait dû de plein droit aux expressions religieuses dès lors qu’elles n’ont pas d’impacts directs sur la sphère politique. À l’inverse, la jurisprudence de la Cour de Cassation se cantonne à examiner les moyens utilisés et à veiller à ce qu’ils ne constituent pas des « outrages » manifestes, autrement dit qu’ils ne manifestent pas une volonté de blesser les croyants. Elle rejette, en revanche, l’existence a priori d’objets sacrés parce que religieux, et ne conteste pas le droit de les parodier ou de les critiquer[5]. Ce bref aperçu de la situation juridique montre que le recours au droit, s’il est essentiel car fixant ou tentant de fixer la norme sociale, ne peut résumer le débat et pas plus formuler la réponse.
Le nécessaire regard critique sur les faits religieux
La première interrogation qui dépasse le seul islam est évidemment la question de la liberté d’expression et de création. Sans trop s’attarder sur ce point, il faut rappeler deux évidences. La première est que ces libertés sont la règle et l’oxygène de la pensée. Ceci implique qu’aucune censure vienne empêcher directement ou indirectement quiconque de s’exprimer. En ce domaine, il n’y a pas de restrictions a priori possibles. On ne négocie pas sur une des libertés qui définit l’Humanité. La seconde est qu’aucune liberté est sans limite. « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la Loi »[6]. Cette disposition implique que la seule limite à la liberté d’expression est le respect d’autrui ce qui fonde par exemple, la procédure en matière de diffamation prévue par la loi de 1881 en France ou l’incrimination internationale du racisme. Dans la détermination du toujours délicat équilibre à trouver entre la liberté d’expression et la répression de ses abus, on voit bien que ce qui doit primer, si l’on veut conserver l’effectivité du principe, c’est l’exercice de cette liberté et non la volonté de se prémunir à tout prix de ses abus. Préférons donc toujours un excès de liberté qu’une prudence d’expression et ceci vaut pour tous les sujets. La nécessité de sanctionner les abus et, la volonté de respecter les opinions de chacun ne sauraient se traduire par une sorte de sacralisation de telle ou telle expression qui échapperait ainsi à sa dimension humaine, sans doute au nom d’une immanence auto-proclamée. À ce titre, la proposition de certains pays, à l’Organisation des Nations unies (ONU), rejoints par des députés français[7], de conférer un statut protecteur aux religions n’est pas acceptable.
Si le rappel de principes aussi élémentaires n’est jamais inutile, il est insuffisant pour appréhender ce qui est devenu un sujet de polémique au point de subvertir le raisonnement par l’émotion. Ce sont des foules qui défilent et qui menacent, ce sont des appels qui fleurissent contre un nouveau totalitarisme ou pour défendre une laïcité, promue pour l’occasion valeur universelle[8], qui serait en danger.
S’il s’agit de contester le contenu dogmatique de l’islam, on touche vite les limites d’un exercice qui peut déconstruire, de la même manière, les trois grandes religions du Livre, avec les armes de la raison sans jamais empêcher l’adhésion à telle ou telle vérité révélée. Cette contradiction est inhérente à l’Humanité. Surtout, une telle approche participe de la même démarche que celle des dogmes puisqu’elle conduit à rechercher le primat d’une vérité, par essence indémontrable, sur une autre. C’est enfermer le débat dans les limites qu’imposent les religions au risque d’annihiler toute raison et de ramener l’analyse au rang d’un jugement de valeur. C’est en revanche dans l’articulation du discours religieux avec la vie sociale, culturelle et politique que peut utilement se porter la critique. Le fait religieux n’échappe ni à l’analyse ni au jugement. Il ne saurait prétendre à une quelconque exonération en raison d’une immanence qui ne vaut qu’individuellement et non socialement. Dès lors, examiner la portée politique, sociale et culturelle de l’Islam est un objet de recherche comme un autre.
De l’analyse critique au rejet social
La situation que connaissent les pays musulmans autorise bien des critiques et des inquiétudes : régimes autoritaires, inégalités entre les hommes et les femmes, absence d’État de droit, prééminence du facteur religieux dans la vie sociale, instrumentalisation de ce dernier dans la sphère politique, pauvreté… En Europe, la représentation sociale de l’Islam est tributaire des images et des réalités venues d’ailleurs comme d’une situation qui induit discriminations et repli sur soi. Ce tableau implique évidemment réflexions et critiques. Encore faut-il qu’elles ne s’appuient pas sur des simplifications abusives. Surtout elles ne doivent pas conduire à contredire les valeurs sur lesquelles elles prétendent s’appuyer et finissent par professer l’exclusion des musulmans. Ce qui est donc en cause, c’est bien la nature d’une critique qui finit par devenir l’expression d’une guerre qu’il faudrait mener contre une « idéologie à vocation hégémonique »[9].
Ce qui est, en effet, frappant dans le concert de certaines paroles publiques, c’est qu’elles construisent un Islam de cauchemar et tentaculaire, par une essentialisation de cette religion, au mépris des réalités, et, par conséquent, somment les musulmans, notamment ceux de citoyenneté européenne, d’abandonner leur foi. L’évolution du discours politique, en France, est assez révélatrice. Il y a quinze ans, Jean-Claude Barrau, ancien conseiller de François Mitterrand et président de l’Office nationale des migrations était prié de démissionner de ses fonctions pour avoir décrété l’incompatibilité de l’Islam et de la République. Il y a seulement dix ans, les propos d’un Philippe de Villiers restaient l’apanage de Jean-Marie Le Pen. Aujourd’hui, ils sont devenus monnaie courante au point que l’on peut lire dans un journal d’opinion publié sur Internet, qui se définit comme le journal de la gauche républicaine, écologique laïque et sociale, à propos du livre de Ph. de Villiers, Les mosquées de Roissy[10], « qui, une fois encore, pose sur le fond de vraies questions » cette interpellation « Qu’attendent donc les musulmans épris du pays dans lequel ils ont choisi de vivre pour prendre eux aussi la parole ? »[11]. Sans se livrer à une glose excessive de cette dernière phrase, on doit souligner ce qu’elle exhale de différentialisme. Un musulman ne peut être né en France, il est nécessairement venu d’ailleurs pour y vivre ! Les millions de français nés en France, de confession musulmane, sont ainsi exclus du creuset national et sommés d’adopter les critères d’une identité française à laquelle l’Islam serait étranger pour être accueillis. Il importe peu que tous les sondages montrent que plus de 80 % des personnes se reconnaissant dans la foi musulmane affirment leur attachement à la laïcité, il faut qu’ils abandonnent les attributs visibles de leur foi pour devenir laïques. Boire de l’alcool, se raser, être tête nue, ne pas jeûner… deviennent les marques du « musulman laïque ».
En réalité, tout se passe comme si derrière l’analyse critique ou non que doit supporter évidemment l’Islam, se dessine un rejet social, politique et culturel des musulmans, présentés comme étrangers et inassimilables aux valeurs de la République. Qu’il s’ensuive un lot impressionnant de discriminations de toute nature que le discours public combat et encourage en même temps ; que cela ouvre la voie à des replis identitaires inscrits dans des espaces territoriaux circonscrits ; qu’à la ségrégation sociale et économique en cours depuis des dizaines d’années s’ajoute une ségrégation religieuse et culturelle ; tout cela n’a rien d’étonnant même si certains feignent d’être surpris lorsque l’explosion se produit. Ce qui apparaît ici, c’est le refus de prendre en compte l’écheveau complexe des relations de causalités qui mêlent les réalités socio-économiques et les faits culturels, souvent liés aux scories de la colonisation, et leurs conséquences, pour se focaliser au contraire sur un nouveau mal ontologique : l’islam. C’est ainsi qu’Alain Finkielkraut a pu déclarer, à propos des émeutiers de novembre 2005, « En France, on voudrait bien réduire ces émeutes à leur dimension sociale, les considérer comme une révolte de jeunes des banlieues contre leur situation, la discrimination dont ils sont l’objet, le chômage. Le problème est que la plupart de ces jeunes sont noirs ou Arabes et ont une identité musulmane. »[12].
La France n’est pas la seule à connaître cette forme de simplification erronée et discriminante qui laisse croire qu’en réglant la question religieuse on réglera la question sociale. Les autres pays d’Europe la pratique à des degrés divers. Pire, elle acquiert une sorte de crédibilité internationale puisque l’Islam politique est qualifié de « nouveau totalitarisme » et rangé au même rang que le « fascisme, le nazisme et le stalinisme ». Il s’agirait de lutter contre « une nouvelle menace globale de type totalitaire »[13]. Au-delà de l’emphase des mots et de la méconnaissance totale d’un phénomène protéiforme, cet appel traduit une peur viscérale d’une partie du monde décrit comme un rival et lui interdit, en même temps, de rechercher ses propres voies pour accéder à des valeurs communes de portée universelle. De la même manière que dans le cadre national, cette démarche permet d’occulter la réalité des causes des conflits qui existent (déséquilibres des échanges, occupations territoriales…) pour s’en tenir à un conflit des cultures. Les logiques à l’œuvre ne relèvent plus alors que de la diabolisation de l’Autre. À l’inverse, répond, en miroir, l’étrange paradoxe qui conduit à prôner une sorte de statu quo, déguisé sous la formule du « dialogue des cultures », lequel interdirait de jeter un regard critique d’une société à l’autre.
Entre ces deux démarches, la première qui amène au conflit ouvert, la seconde qui amène à une neutralité trompeuse, il y a la place pour une réelle recherche d’universalité des valeurs. Elle passe par l’analyse critique de toutes les sociétés et du désordre international qui règne. Elle implique, surtout, que chacun reconnaisse à l’autre le droit de construire ses propres voies d’accès à un socle commun dont le contenu est connu. Il reste encore à le mettre en œuvre.
Michel Tubinana
[1]. Arrêts de la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) des 20 septembre 1994 « Institut Otto Preminger C/ Autriche », 13 septembre 2005 « I.A. C/ Turquie » et 25 novembre 1996 « Wingrove C/ Royaume-Uni ».
[2]. Arrêt de la CEDH « Institut Otto-Preminger C/ Autriche ».
[3]. Arrêt de CEDH « Gündüz C/ Turquie », 4 décembre 2003.
[4]. Arrêt de la CEDH « Sahin C/ Turquie » du 10 novembre 2005.
[5]. Cour de Cassation du 14 novembre 2006 « Marithé François Girbaud et LDH C/ Croyances et Libertés ».
[6]. Article 4 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789.
[7]. Le 28 février 2006, Jean-Marc Roubaud, député UMP, proposait de pénaliser « tout discours….outrageant, portant atteinte volontairement aux fondements des religions…» (proposition de loi 2 895).
[8]. La liberté de conscience est une valeur universelle, la laïcité est une construction historique française qui a valeur d’expérience à partager mais qui ne saurait être la seule manière de faire respecter la liberté de conscience, sauf à faire, selon un travers national, d’une spécificité une valeur universelle.
[9]. Article de Robert Redeker paru dans Le Figaro, 4 décembre 2006.
[10]. Philippe de Villiers, Les mosquées de Roissy, Paris, Albin Michel, 2006.
[11]. Ces citations sont extraites du n° 411 de Respublica consultable sur le site www.gaucherepublicaine.org.
[12]. Interview d’Alain Finkielkraut par Dror Mishani et Aurelia Smotriez, « What sort of Frenchmen are they? », Haaretz, 19 novembre 2005.
[13]. Cet appel contre un nouveau totalitarisme est consultable sur le site www.prochoix.org et a été lancé sur l’initiative de Caroline Fourest.
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