Pierre Tartakowsky :
La notion de souffrance, associée au travail, n’exige pas de réflexion approfondie tant l’actualité se charge de lui donner corps. L’expression « souffrance au travail » s’est d’ailleurs imposée très rapidement au paysage médiatique et social, dans la foulée de celle de harcèlement. Le succès populaire étonnant - au vu de leur sujet - des ouvrages tels que Le harcèlement de Marie France Hirigoyen , de Souffrance en France de Christophe Dejours , de La fatigue d’être d’Alain Erhenberg , atteste d’une appropriation spontanée de cette notion et sans doute également d’une demande de compréhension existentielle, au sens ou elle conditionne le sens de la vie en société.
La notion de souffrance n’a évidemment rien à voir avec la pénibilité classique du travail. Elle surgit avec l’expérience massive du non-travail, du chômage et de son cortège de pathologies. Elle se développe autour de la figure d’un management par objectif, harceleur, révélateur des tensions qui traversent la relation de travail. Elle atteint sa pleine dimension dramatique en 2009 avec la fameuse « épidémie » de suicides chez Renault, à la Poste et dans de très nombreuses autres entreprises, moins médiatisées.
Je ne vais pas m’attarder sur ces dimensions dont je sais qu’elles ont nourri vos réflexions antérieures. Remarquons pourtant rapidement – et sans en tirer de conclusions particulières - que la médiatisation de cette souffrance au travail s’accompagne de deux effets paradoxaux :
- D’une part, la difficulté récurrente à prendre en compte le phénomène dans son ensemble; on pense ici à l’explosion des TMS, à celle des cancers professionnels, sur lesquels il reste très difficile de communiquer avec succès.
- D’autre part, l’extraordinaire décalage existant entre le nombre d’ouvrages traitant de ce thème et le faible nombre de ceux parlant du travail lui-même de son « organisation » et non de ses « conditions ».
Dignité, une notion polysémique
A partir de quoi, on est évidemment tenté d’apprécier la notion de dignité au regard de celle de souffrance, en termes de stricte opposition et d’en conclure spontanément que la souffrance conduit à l’indignité ; ou, dans un registre plus moral que le travail est un élément de la dignité… Mais on mesure rapidement l’inanité de ce type de réflexion, tant leur portée est insuffisante, superficielle et surtout, contestable.
Dans notre imaginaire collectif, la souffrance n’est pas forcément antonyme de dignité.
Prométhée enchaîné à son rocher et éternellement dévoré vivant par un vautour souffre, de toute évidence ; est-il « indigne » pour autant ?
Paradoxalement, le capitaine Dreyfus atteint à une grande dignité après qu’il ait été déchu, lorsque, prisonnier à l’île du Diable, il poursuit le combat pour faire reconnaître son innocence.
Pour rester plus contemporain, la campagne lancée par le Bureau international du travail autour du thème du « travail décent » dans le monde laisse clairement entendre que la relation entre la réalité du travail et la « dignité » n’à rien d’évident. Disons à tout le moins que celui-ci n’assure pas automatiquement celle-là.
Plus récemment encore, dans son éditorial consacré à la catastrophe nucléaire de Fukushima, le Monde nous parle de « dignité ». Sous le titre « Une leçon de dignité dans un malheur immense » l’éditorialiste écrit : « on retiendra ceci : la démonstration de sang-froid ; le calme, une manière d’être solidaire qui semble aller de soi. Il y a cet immense malheur, bien sûr. Et puis, il y a la dignité des Japonais. » La suite est consacrée aux termes de la catastrophe et à ses enjeux, sans qu’il soit plus question de dignité.
Ce qu’on nous suggère ici c’est d’abord que la dignité est importante - elle fait le titre- aussi importante que le « malheur immense » qui frappe le Japon. Ensuite qu’elle peut s’apprendre - « une leçon »- et qu’elle n’est pas « naturelle », comme tout ce qui s’enseigne et s’apprend ; également qu’on peut se l’approprier. Pour l’essentiel, la dignité dont il est ici question est liée aux vertus de maîtrise : le sang froid, le calme, « une manière d’être solidaire qui semble aller de soi ». Enfin, elle est collective : c’est « la dignité des japonais », sous-entendant par là que d’autres peuples manifesteraient autrement leur dignité.
Le sens général du propos est très clair : cette dignité là « signe » l’humanité, une humanité qui se refuse à disparaître ou se ramener à la déploration d’un « immense malheur ». Pour autant, on reste sur sa faim, tant les composantes énumérées sont superficielles : le calme, le sang froid, une solidarité presque essentialisée… Et si l’on a la curiosité de lire les articles consacrés dans la même édition à l’ébullition populaire au Maroc, aux affrontements en Lybie, on ne les retrouve guère, pas plus d’ailleurs que la notion de dignité . Ces évènements sont-ils – toutes choses étant égales par ailleurs – moins porteurs de dignité ?
Le terme de dignité est donc – à minima – plus polysémique que celui de souffrance, il va pouvoir revêtir un sens strictement subjectif, tout en étant plus dépendant du contexte social et historique. Pour untel, il y aura une grande dignité dans le renoncement – on pense par exemple à la revendication d’une mort digne – pour tel autre, la dignité consistera plutôt à affronter un destin, ou quelque chose vécu comme tel ; pour tel autre encore, la dignité sera strictement une vertu morale ; par exemple, refuser l’Ivg ou le divorce… Car dignité peut également renvoyer à une approche strictement culturelle, si elle a participe d’un dessein divin, par exemple et par voie de conséquences, revêtir une dimension exclusive.
Nous sommes donc contraints – sauf à nous contenter de discours très approximatifs et donc facilement réversibles au fil des événements ou de la géographie – à un travail d’exploration du terme et de ses sens successifs.
Dignité, une notion évolutive
Dans la société pré démocratique, la dignité renvoyait au « rang » à la « fonction », à « l’honneur » ; elle s’inscrivait dans la hiérarchie sociale, se comparait, servait même à se comparer. Elle pouvait donc se transformer en son contraire, l’indignité. Elle n’était pas « humaine » mais « fonctionnelle » et entretenait un lien étroit avec l’utilité reconnue de son rôle.
A l’époque des lumières, cette dimension s’élargit en s’articulant à la liberté et la raison. Pascal écrit ainsi que : « L'homme est fait pour penser, c'est toute sa dignité et tout son mérite.» Pufendorf, théoricien du droit de l'Etat et du droit des peuples, qui influença la Constitution de Virginie de 1776, voit aussi la dignité dans la liberté qu’a l’homme, de choisir et de réaliser ce qui est reconnu par la raison. Enfin, Kant, dans sa Métaphysique des moeurs , énonce une approche qui reste aujourd’hui encore fondamentale : « L'humanité elle-même est une dignité; car l'homme ne peut être utilisé par aucun homme (ni par d'autres, ni même par lui) simplement comme moyen, mais il faut toujours qu'il le soit en même temps comme une fin, et c'est en cela précisément que consiste sa dignité (la personnalité) » Pascal ajoute : « grâce à laquelle il s'élève au-dessus de tous les autres êtres du monde qui ne sont pas des êtres humains et qui peuvent en tout état de cause être utilisés, par conséquent au-dessus de toutes les choses. De même, donc, qu'il ne peut se dessaisir de lui-même pour aucun prix (ce qui entrerait en contradiction avec le devoir de s'estimer soi-même), de même il ne peut pas non plus agir à l'encontre de la tout aussi nécessaire estime de soi que d'autres se portent à eux-mêmes en tant qu'hommes : autrement dit, il est obligé de reconnaître dans le registre pratique la dignité de l'humanité en tout autre homme, et par conséquent repose sur lui un devoir se rapportant au respect qui doit être nécessairement témoigné à tout autre homme. »
Formidablement moderne, cette définition n’inspirera pourtant que très tardivement le politique. Dans la Déclaration des droits de I'homme et du citoyen de 1791, le mot «dignité » n'apparaît qu'à l'article 6 et dans son sens ancien: « Tous les citoyens, étant égaux à ses yeux, sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents.» Il faut attendre la constitution irlandaise de 1937 pour voir une loi fondamentale démocratique assise sur le principe de la dignité humaine.
L’époque post industrielle, la montée de la paupérisation et l’émergence de la question ouvrière renouent avec l’approche Kantienne en l’enrichissant d’un prolongement sur son effectivité, sur les moyens et les conditions nécessaires pour que la dignité soit réalisée, celle-ci devenant alors un enjeu - et non un acquis – intégrant une dimension sociale, voire économique ce qui vérifie une dimension qui nous est chère à la LDH : l’indivisibilité des droits civiques et sociaux.
Enfin, la dignité atteint c’est le cas de le dire à une dignité nouvelle après la seconde guerre mondiale, lors de la rédaction de la déclaration universelle des droits de l’Homme. En effet, l’une des différences existant entre la déclaration des droits de l’Homme de 1789 et la déclaration universelle de 1948 se lit en son article premier. Avec sa nouvelle rédaction, l’égalité universalisée ne l’est plus seulement « en droits » mais aussi, et même d’abord, « en dignité ». Cet ajout est signifiant ; manifestement, les rédacteurs ont jugé que les droits ne suffisaient pas à assurer l’égalité ; qu’il y fallait de la dignité, ce qui implique que celle-ci n’est pas résumable au droit. Plus important, cette « dignité » n’est posée ni comme exigence ni comme condition d’existence des droits (dont les « indignes » pourraient être privés). Elle est postulée comme dignité égale de tous les êtres humains.
On retrouve ici l'écho de la pensée kantienne : « Tout homme a le droit de prétendre au respect de ses semblables et réciproquement il est obligé au respect envers chacun d’entre eux. L’humanité elle-même est une dignité ». Au sortir de la plus grande barbarie née au cœur de la modernité européenne, il n’est pas inutile de le rappeler et plus utile encore de proclamer qu’il n’existe ni « sous-hommes » ni êtres humains déshumanisés : aucun individu ne peut s’ôter la « dignité » qui réside dans l’appartenance commune à l’humanité.
C’est d’ailleurs pourquoi – autre différence avec la rédaction de 1789, ce ne sont plus « les hommes », mais « les êtres humains », dont la liberté et l’égalité sont proclamées comme universelles. S’agissant de « l’humanité de l’humanité », les rédacteurs de la DUDH proclament les droits égaux des « êtres humains ». Ce ne sont pas les droits qui sont « humains » - pas plus que ne seraient « féminins » les droits des femmes !- , mais les êtres dont il s’agit précisément de faire respecter l’humanité.
Ce respect ne va pas de soi, ce que rappelle la DUDH: « c'est parce que la dignité humaine n'est pas « donnée », qu'il est « nécessaire [...] de protéger les droits de l'homme par la souveraineté du droit. »
Ainsi, le même texte qui fait de la dignité une norme intangible, mère de toutes les normes au regard des droits des êtres humains nous met aussi en garde quant à sa vulnérabilité. Ce faisant, il attire notre attention sur le fait que cette obligation, comme toute obligation, relève d’un schéma d’interprétation qui n’est pas lui-même à l'abri des conflits d'interprétation.
On retrouve d’ailleurs cette même mise en garde dans La Charte des droits fondamentaux de l’Union qui stipule « La dignité humaine est inviolable. Elle doit être respectée et protégée. »
Protéger la dignité de la personne
Protéger la dignité, donc. Cela implique de protéger l’être humain, l’individu, la personne en qui elle est attaquée ou soustraite. L'«humanité » comme catégorie générale ne saurait sans doute pas être dépouillée de sa dignité ; mais il paraît logique qu’une atteinte au respect de la dignité d’une personne porte atteinte à la dignité elle-même et que nous les expérimentons quotidiennement à échelle planétaire. C'est d’ailleurs pourquoi la Déclaration universelle des droits de l'homme unit de façon inséparable personne, dignité et respect. La dignité est un état de la personne qui garde dans son droit la maîtrise de soi et de la possibilité de rester autonome dans la société.
Il est devenu banal de constater que la pauvreté croissante, l'exclusion et les autres formes d'inégalité accroissent la vulnérabilité des hommes, en les privant du droit à la vie, à la culture, à la santé … Que l’intolérance, la discrimination et l'exclusion des «étrangers » relèguent des individus et des groupes à la marge de la société, ou pour être plus précis, en marge des droits qui font société.
Nous mesurons peut-être moins à quel point ces agressions ne sont pas de simples modalités conjoncturelles mais un nouveau paradigme d’un « vivre ensemble », qui rompt le lien entre droit, dignité, égalité. Les thuriféraires de ce nouveau monde en viennent d’ailleurs à contester le principe même de dignité ramené à une simple vue de l’esprit. Par exemple, en avançant l’idée que l’«homme autonome » ayant le contrôle de lui- même est une fiction, qu’il est en fait conditionné par « son environnement » et que dans cette réalité contrainte, la notion de dignité perd tout son sens.
On trouve des retombées de cette pensée chez MM.Kessler et Ewald avec la catégorisation en riscophobes et riscophiles.
Dignité : absolue ou subordonnée ?
Il faut bien reconnaître que la polysémie dont nous faisions état interroge; elle permet au juriste Olivier Cayla de déclarer dans un article du monde daté du 31 janvier 2003 que la « dignité de la personne humaine » est « le plus flou de tous les concepts », une sorte de formule magique en charge de fonder une autorité.
Exprimé comme tel, ce point de vue est assez radical ; il revient peu ou prou à dire que nous devrions renoncer aux autres grandes notions de l’éthique – le bien, la justice, l’amour –, parce qu'elles ont une signification très large et ne satisfont pas à l'exigence d'une clarté conceptuelle irrécusable.
Au-delà, il signifie surtout l’abandon du caractère absolu de la dignité ; elle devient subordonnée ce qui ouvre évidemment toute grande la porte à une pensée pragmatique, dans laquelle l’humanité elle-même est ramenée à une simple dimension d’opportunité.
Ce débat a des conséquences immédiates et pratiques. Il conditionne largement l’approche qu’on aura de grands enjeux éthiques : la recherche sur les cellules-mères d'embryon, la légitimité du diagnostic de préimplantation, de l'euthanasie, des droits des migrants, du statut de la pauvreté, ou enfin la question, de toute première importance, du relâchement de l'interdiction faite aux Etats de pratiquer la torture.
Il peut évidemment déboucher sur des avancées ou des régressions. Et dans cet affrontement, certaines parties plaident – consciemment ou inconsciemment – pour une «déréglementation » ou une déjuridicisation des exigences de respect en la matière. La dignité humaine est alors reléguée dans la sphère des opinions personnelles, hors de l'espace public et démocratique. Ce qui revient – et la boucle est bouclée- à dépouiller la dignité humaine de sa dimension d’absolu. Et à autoriser des pratiques implantées dans un « respect d’humanité » relativisé…
Dignité ou dignité de la personne et laquelle ?
Ce qui nous ramène au sujet, à la personne, à l’individu dont on nous enjoint de défendre la dignité, dont on nous assure l’égalité et la liberté. De qui parle-t-on ?
Lucien Sève, philosophe et membre de longue date du Comité consultatif national d'éthique en France, qui a publié en 2006 un livre intitulé Qu'est-ce que la personne humaine ? s’est évidemment posé la question à propos de l’embryon ; est-il ou non une personne ? Les réponses qu’il a obtenues sont variables et insatisfaisantes. Le médecin, le biologiste lui répondent que « Personne n'appartient pas aux concepts de la biologie » le renvoyant au juriste et au moraliste. Le juriste vers lequel il s’est tourné lui à confirmé que la personne dont il s’occupe est une fiction juridique, le sujet titulaire de droits et d'obligations, ressortissant non de données naturelles mais des institutions historiques.
Nous revoici donc confrontés à un flou non moins important que celui qui entoure la notion de dignité ; ce flou, le philosophe Lucien Sève propose d’en sortir en postulant que « L’essence humaine, dans sa réalité effective (est) l’ensemble des rapports sociaux. Une réalité d’essence historico sociale – plus précisément civilisationnelle- activement intériorisée et travaillée par chacun-e en une mesure variable, ayant pour base l’ordre de la personne. »
D’où il découle que la personne – comme acteur et sujet de cet « ensemble de pratiques, institutions et représentations inséparablement objectif et subjectif en voie de devenir historique » est un enjeu perpétuel, sans cesse aux prises avec son contraire, dans un monde humain qui affirme la dignité de la personne et qui la nie.
Un enjeu qu’on retrouve au cœur de toutes les « mobilisations citoyennes» dans la mesure ou s’y joue à chaque fois la confrontation entre activité civilisante et un éventuel retour de barbarie. De ce point de vue, la valeur de la personne et la dignité humaine n’appellent pas seulement le débat mais souvent le combat.
Dignité ou ordre marchand dévorateur.
Car on est souvent contraint à évaluer la dignité à l’aune de la montée de la faim, de la peur et de la violence ; à hiérarchiser les droits fondamentaux et à les diviser… Alors que c’est au contraire ces phénomènes qui devraient être jugés à l’aune de la dignité. Ce que rappelait Kant à son propos: « ce qui a un prix peut être aussi bien remplacé par quelque chose d’autre, à titre d’équivalent ; au contraire, ce qui est supérieur à tout prix, et par suite n’admet pas d’équivalent, c’est ce qui a une dignité » . et éclaire ses enjeux contemporains. La dignité de la personne se situe donc radicalement au-delà de tout calcul utilitaire et de tout usage marchand, en voyant respectée en tout sa libre volonté. La dignité n’est plus alors un concept flou mais une affirmation, une limite posée à un ordre marchand dévorateur qu’évoque Karl Marx dans le Manifeste communiste (1848) : «Impitoyable, la bourgeoisie a déchiré les liens multicolores de la féodalité qui attachaient l’homme à son supérieur naturel, pour ne laisser d’autre lien entre l’homme et l’homme que l’intérêt tout nu, le froid « paiement comptant » (…). Elle a dissout la dignité de la personne dans la valeur d’échange, et aux innombrables franchises garanties et bien acquises, elle a substitué une liberté unique et sans vergogne : le libre-échange ».
Civilisation du travail et immondialisation
Ce constat prend à notre époque une dimension planétaire et formidablement sophistiquée. Pour le dire très très vite, dans la dernière période, en devenant « liquide » en épousant les formes des flux financiers globalisés dans un court termisme absolu, le système économique dissout dans la logique des flux toute forme «solide » de rapport social. Et conséquemment, percute la dignité des personnes, des institutions, du vivre ensemble ; elle tend à en redessiner définition et fonction, souvent d’ailleurs au nom de cette même dignité.
La floraison sans précédent de références dans le droit positif (dans la Constitution, art.1er de la Charte européenne des droits fondamentaux, art.1er, art.22, art.23 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, la kyrielle de lois, règlements et de jurisprudence qui s’y réfèrent peut d’ailleurs inquiéter. L’inflation de citation étant souvent inversement proportionnelle à la réalité des choses.
Reste que les situations réelles où la dignité est en souffrance, ou menacée de l’être sont légion ; elles nous fournissent autant d’exemples d’indignité: grande pauvreté, endettement, maladie physique et mentale, drogue, handicap, fin de vie, détention, exploitation, esclavage, traite et trafic des êtres humains, traitement inhumain et dégradant…
Cette perte de dignité liée à la condition d’inutile, de superflu, éclate dans le cas des chômeurs, des exclus, ou des malades et des handicapés. Autant d’hommes et de femmes placés en situation d’inutilité sociale, d’inutilité au monde. A chaque fois l’individu se retrouve dans une position de « surnuméraire», d’homme qui est à la fois « sans» (sans travail ou sans capacité de travail, sans liberté, sans sécurité juridique) et « en trop » pour la communauté.
La sphère du travail est au cœur de cette production sociale « d’inutiles ». L’entreprise est en effet entrée dans un cycle sans fin de restructurations anthropophages autour de mutations profondes du travail, de sa place et sa hiérarchisation, avec en corollaire une sous-évaluation de la technicité, du métier, sa subordination à des objectifs de rentabilité défiant le bon sens. Bref, le travail est mis en Monopoly et se voit concomitamment dévalorisé en tant que tel.
Ce qui n’est pas sans effet sur la situation sociale, économique, mentale, familiale des travailleurs pris au piège de restructurations – au sens général du terme- qu’ils doivent mettre en œuvre quand bien même elles aboutissent à les éliminer soit en tant qu’individu complet, soit partiellement.
La dignité en souffrance au travail : trois figures
Je prendrai trois exemples, sans m’y attarder, pour illustrer la production d’individus superflus, inutiles au système productif, et dont l’humanité, subordonnée au principe du « risque », subit, au fil des aléas, une perte effective de dignité.
La première figure, la plus connue, est évidemment celle du chômeur, anticipatrice du Sdf, sorte de déchet humain, promis à un recyclage plus ou moins socialement correct mais au mieux humiliant, toujours dégradant. Le chômeur est défini par une série de clichés : il ne veut pas travailler ou qu’il n’a pas été capable de conserver son emploi, il est trop vieux, trop paresseux, pas assez moderne. Ces banalités conservent une grande part de leur charge culpabilisatrice et ont en commun de faire reporter sur la personne la responsabilité de son état alors au moment même où sous couvert de l’aider on lui dérobe la maîtrise de son destin.
La seconde figure, plus discrète, est celle du placardisé. Moins nombreux, moins connu, le placardisé ne perd pas son emploi mais son utilité au monde, sa légitimité reconnue. Au terme de mécanismes à la fois subtils et violents, il est placé en situation, lui aussi, de soumission. Cette expérience, comme celle du chômage, fragilise son estime de soi et le conduit à s’estimer redevable de sa situation à ceux qui la lui font subir. Car cela pourrait être pire…
La troisième figure, carrément dissimulée, est celle du salarié empêché. Ces « surnuméraires » là se recrutent parmi eux qui ont un travail mais sont – dans le cadre d’un rapport de forces – exclus de leur propre subjectivité au travail. Empêchés de « bon travail », niés dans leur capacité non seulement à apporter, innover, mais plus radicalement à travailler correctement, en fonction d’impératifs de qualité, de services, d’éthique. Ceux-là sont ravalés au statut de moyens, sans considérations d’une réflexion sur les fins. C’est parmi eux – et souvent parmi ceux qui essayent de s’inscrire dans ce processus et de le maîtriser, qui tentent, malgré tout de « bien faire » qu’on trouve le passage à l’acte auto destructeur.
Car, comme Yves Clot l’expose dans Le travail à cœur : « La souffrance n’est pas d’abord le résultat de l’activité réalisée. C’est ce qui ne peut pas être fait qui entame le plus. La souffrance trouve son origine dans les activités empêchées, qui ne cessent pourtant pas d’agir entre les travailleurs et en chacun d’entre eux sous prétexte qu’elles sont réduites au silence dans l’organisation. Avec la palette des activités rentrées, le dernier mot n’est jamais dit, le dernier geste n’est jamais fait. C’est l’amputation de ce qui est à portée de main qui est le plus douloureux. »
Diagnostic auquel il oppose la déclaration de Georges Canguilhem : « je me porte bien dans la mesure où je me sens capable de porter la responsabilité de mes actes, de porter des choses à l’existence et de créer entre les choses des rapports qui ne leur viendraient pas sans moi.»
Sommes nous si loin de la dignité ? On est fortement tenté, en référence à sa définition kantienne l’articulant à la liberté, de paraphraser la citation: « je me sens digne dans la mesure où je me sens capable de porter la responsabilité de mes actes, de porter des choses à l’existence et de créer entre les choses des rapports qui ne leur viendraient pas sans moi.»
Dignité , quelques chantiers
Dans cette construction, c’est quotidiennement que se joue la construction de ce qui nous rend utile au monde, de notre santé mentale et de notre dignité comme élément d’un « ordre de la personne », véritable production d’un monde ou plus exactement recréation d’un monde. Car pour citer une fois encore Yves Clot : « Au travail, contrairement aux apparences, on ne vit pas dans un contexte ; on cherche à créer du contexte pour vivre.»
Cette « création » de contexte est traversée d’enjeux civilisationnels parmi lesquels la dignité tient toute sa place comme réponse a ce que l’on désignera comme des processus de fragmentation sociale. Bien évidemment, et si l’on considère la personne comme la somme des rapports sociaux, les organisations collectives – syndicales, associatives, politiques- y joueront – ou pourront y jouer - un rôle éminent. Pour autant, elle implique chacun et chacune à titre individuel.
Le reste est donc à écrire au « je » et au « nous ».
Les champs à investir ne manquent pas. Je voudrais, pour conclure, en évoquer très rapidement quelques uns, à mon sens prioritaires au regard de notre objet et du contexte particulier qui est le nôtre.
Il apparaît d’abord essentiel de ne rien céder intellectuellement sur la dignité comme clé de voûte de l’indivisibilité et de l’universalité des droits fondamentaux. Cette posture théorique sur les droits n’est en rien « autonome » d’un engagement dans des mobilisations citoyennes et sociales pour une nouvelle citoyenneté ; cela vaut qu’il s’agisse de délégitimer la xénophobie d’état ou la construction d’une société de surveillance généralisée, l’obsession sécuritaire, les menées racistes, sexistes, discriminatoires... Ces enjeux sont au cœur de débats très actuels et de politiques publiques très concrètes, qu’il s’agisse de la situation faire aux Rroms, aux travailleurs sans papiers, aux mineurs, aux malades mentaux…
Bref, il nous faut être d’une vigilance sans faille pour se réapproprier la notion aujourd’hui battue en brèche d’égalité.
Ensuite – en fait corrélativement- , il nous faut réinscrire la notion de solidarité au cœur de la construction du vivre ensemble ; cette notion – qui n’est ni le « care » anglo-saxon ni d’essence compassionnelle - repose sur des politiques publiques et fondent la réalité de l’effectivité de l’intérêt général. Les enjeux ici s’appellent défense et modernisation des services publics, choix de financement des retraites, financement de la dépendance…
Enfin, il nous faut nous réapproprier notre destin au travail et, pour se faire, de le réinventer. Le dégager de l’isolement, de la concurrence de tous avec tous, le recréer comme espace social, où le débat est non seulement légitime mais nécessaire. Autrement dit, et comme le dit Dominique Lhuillier de le « réinscrire dans l’échange ». Cela suppose d’inverser le travail comme devoir contraint et subordonné pour en faire un droit, une fonction sociale et l’instrument du développement de son autonomie.
Autant de situations où se jouent les moyens de nous produire nous-mêmes et nous différencier. C’est ce que neuf intellectuels antillais rappelaient à leur manière dans leur « appel contre la profitasyon » lors du mouvement social en 2009 en Guadeloupe : « Nous appelons donc à ces utopies où le politique ne serait pas réduit à la gestion des misères inadmissibles ni à la régulation des sauvageries du « Marché », mais où il retrouverait son essence au service de tout ce qui confère une âme au prosaïque en le dépassant ou en l’instrumentalisant de la manière la plus étroite.
Nous appelons à une haute politique, à un art politique, qui installe l’individu, sa relation à l’autre, au centre d’un projet commun où règne ce que la vie a de plus exigeant, de plus intense et de plus éclatant, et donc de plus sensible à la beauté ».
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