4 juil. 2007

"On assiste à la construction d'un nationalisme d'Etat

Objet: [TERRA] ARTICLE : Interview, Ingrid MERCKX / J. V
alluy "On assiste à la construction d'un nationalisme d'
Etat", Politis, Numéro 959 Du 4 au 11 juillet 2007.

*Politis, Numéro 959 Du 4 au 11 juillet 2007.*
*« On assiste à la construction d'un nationalisme d'État »*
Le 4 juillet, Brice Hortefeux a présenté son projet de loi relatif à la
maîtrise de l'immigration en Conseil des ministres. Analyse de Jérôme
Valluy, professeur de sociologie politique à Paris-I et membre du réseau
Terra*.

*Le projet de loi sur l'immigration du ministre Brice Hortefeux intègre
l'expression « maîtrise de l'immigration ». Quel est l'esprit de ce
texte ? *

*Jérôme Valluy* : C'est le quatrième texte sur l'immigration en quatre
ans. Il arrive alors que les décrets d'application des lois antérieures
ne sont même pas tous tombés. Cet activisme législatif se répète,
laissant penser que la fonction des lois est moins de changer les
régimes juridiques que d'envoyer des messages politiques. Ici, le
message est clair : il s'agit de présenter, une fois de plus, l'étranger
comme une menace pour l'intégrité et l'identité nationales. Ce
gouvernement - mais ceux qui l'ont précédé également - avance comme une
évidence l'idée selon laquelle il y aurait trop d'étrangers en France,
ou qu'il risquerait d'y en avoir trop. C'est ce que l'on peut appeler un
phénomène d'institutionnalisation de la xénophobie, ou encore une forme
de xénophobie d'État.

*Cette loi durcit les conditions du regroupement familial. Les
associations de défense des réfugiés estiment que l'effet sur
l'immigration clandestine sera nul. Pour quelles raisons ? *

Sur le regroupement familial comme sur l'asile, le gouvernement donne
l'impression de s'acharner sur un cadavre. On peut se demander s'il est
juridiquement possible de restreindre encore le droit d'asile alors
qu'il frise déjà les 90 % de rejets. Cela fait également trente ans
qu'on ferme le regroupement familial. En rajouter sur ce point ne sert
qu'à faire une démonstration d'ordre symbolique de la dangerosité des
étrangers. Dans ce domaine, les politiques publiques fonctionnent comme
de gros partis politiques.

*L'obtention d'un titre de séjour est déjà soumise à une condition
d'insertion. Pourquoi étendre le Contrat d'accueil et d'intégration pour
les migrants, avec des exigences de maîtrise de la langue et des valeurs
de la République, à leurs familles? *

Un nationalisme d'État se construit sous nos yeux. Mais il est en germe
depuis des années: c'est l'aboutissement d'un processus qui remonte à la
fermeture des frontières en 1974, et que de récentes thèses ont rattaché
à la décolonisation. Entre 1962 et 1974, une grande partie de la
Fonction publique qui gérait les colonies s'est convertie dans la
gestion des arrivées d'«indigènes» dans la métropole. Elle a
progressivement construit l'idée d'une menace migratoire. Les politiques
actuelles s'inscrivent dans le prolongement de cette histoire. Exiger un
certain niveau de maîtrise du français et des valeurs républicaines a de
forts relents postcolonialistes. De même, la création du ministère de
l'Immigration et de l'Identité nationale n'est pas sans lien avec la loi
de février 2005 sur les bienfaits de la colonisation. Je ne tiens pas à
entrer dans le détail juridique et technique des mesures d'évaluation du
niveau de français ou des valeurs républicaines. J'ai siégé trop
longtemps à la Commission des recours des réfugiés pour ignorer que,
lorsque des fonctionnaires ou des juges veulent rejeter un étranger, ils
peuvent toujours trouver des raisons juridiques pour justifier leur
décision. Mais, ce qui est aberrant dans cette politique, c'est qu'elle
semble viser en priorité les pays arabo-musulmans et les pays d'Afrique
noire, alors que la francophonie y est bien implantée.

*Que dire, quand même, de mesures comme le renforcement des conditions
de ressources financières assorties à la taille de la famille ou la
«formation aux droits et aux devoirs de parents»? *

Exiger d'un migrant qu'il justifie de ressources équivalentes à 1,2
Smic démontre qu'il est difficile de vivre avec le Smic et qu'il y a
lieu de l'augmenter de toute urgence. Il y a aussi le problème du
mariage : il n'est presque plus possible de se marier avec une personne
étrangère, sauf si elle est très fortunée ! Mesure d'aide judiciaire à
la gestion du budget familial, aide au retour avec fichage génétique...
Ce projet de loi est la preuve d'un effondrement éthique et d'une
faillite morale. Il n'est pas seulement question du sort des étrangers
dans ce texte : il témoigne de l'état de la France, d'un délabrement de
sa culture politique.

*La mise sous tutelle, par le nouveau ministère, d'administrations
comme l'Ofpra et la Commission des recours des réfugiés
n'accentue-t-elle pas la confusion entre immigration et asile ? *

C'est davantage un révélateur qu'une innovation. La mise sous tutelle
de l'asile est actée depuis longtemps. De même, on savait déjà que le
codéveloppement était un dispositif antimigratoire. Simplement, Nicolas
Sarkozy l'officialise sans complexe. On oppose régulièrement asile
politique et asile économique. Le problème, c'est qu'on fonctionne, avec
la convention de Genève sur une définition du réfugié très contestable:
généralement, les pays que les victimes de persécutions « politiques »
fuient sont dans une situation économique catastrophique. Les juifs qui
fuyaient l'Allemagne de 1933 quittaient aussi un marasme économique.
Pourtant, personne ne doute aujourd'hui qu'ils fuyaient autre chose.
Lorsqu'on a voulu les rejeter, au printemps 1934, on a dit qu'ils
étaient des réfugiés économiques. On peut dire la même chose aujourd'hui
des Tchétchènes, des Haïtiens, des Kurdes, des Ivoiriens... Tous fuient
la misère (1), mais aussi autre chose. Le taux de rejet des demandeurs
d'asile, proche de 100% en Europe, ne reflète plus rien de la réalité
des exilés. Il signifie seulement que l'Europe est un continent où les
nationalismes montent et envahissent les appareils administratifs et
juridictionnels.

*Créé en 2003, le réseau Terra a lancé, le 1er juin, l'appel «Identité
nationale et immigration: inversons la problématique!». Le 27 juin, vous
avez coorganisé un débat sur le ministère de l'Identité nationale. Sur
quoi débouchent ces initiatives? *

Le forum de Terra est passé de 30 à près de 2000 abonnés en quatre ans;
nous diffusons gratuitement, par courrier électronique, des textes de
chercheurs sur les questions de migrations et des témoignages
associatifs auprès de 30000 destinataires. Cela, pour surmonter les
difficultés qu'il y a à faire entendre dans les médias institutionnels
une vision autre que celle du «problème migratoire». Nous avons
coorganisé un débat en réaction à la création du ministère de l'Identité
nationale : son intitulé, son organisation et ses projets choquent le
monde universitaire, parce qu'ils rappellent les heures les plus sombres
de l'histoire de France. Lorsqu'on nous demandera dans trente ans ce que
nous avons fait face à ce ministère, nous voulons pouvoir répondre. Les
participants à ce forum ont décidé de lancer, dès septembre, un
mouvement pour relier les professeurs d'écoles, de collèges, de lycées
et d'universités, ainsi que les chercheurs, associations, revues et
laboratoires de sciences humaines et sociales. Ce mouvement entend
observer les activités du nouveau ministère, mettre en place un groupe
de vigilance sur l'indépendance de l'enseignement et de la recherche, et
monter un réseau de soutien aux réflexions collectives et aux débats
publics. L'appel lancé le 1er juin (2) visait à soutenir les historiens
démissionnaires de la Cité nationale de l'histoire de l'immigration.
Nous travaillons avec eux, et nos collègues des écoles, collèges et
lycées, pour résister aux amalgames opposant l'immigration à l'identité
nationale.

PROPOS RECUEILLIS PAR INGRID MERCKX

(1) Voir, par exemple, notre reportage au Sénégal, p. 26.
(2) Voir l'appel : http://terra.rezo.net/article602.html
* Travaux, études, recherches sur les réfugiés et l'asile :
http://terra.rezo.net

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